Aujourd’hui est un jour de lutte pour le web. Ce mercredi 18 janvier 2012, Wikipedia, sixième site le plus visité dans le monde, a fermé ses sections anglaise et italienne en guise de protestation contre les projet de loi SOPA et PIPA. Discutée à la Chambre des représentants américaine depuis la fin du mois d’octobre, après la proposition de Lamar Smith, représentant républicain du Texas, le projet de loi SOPA signifie littéralement « Stop Online Piracy Act » (« Loi contre le piratage informatique »). Son alter-ego, le projet PIPA, qui a été déposé devant le Sénat en mai par le démocrate Patrick Leahy, originaire du Vermont, signifie lui « Protect Intellectual Property Act » (« Loi pour la protection de la propriété intellectuelle »). On retrouve ici le schéma d’une opposition simplement relative entre les deux camps qui se partagent l’exercice du pouvoir. Républicains et démocrates ne s’opposent pas, ils se complètent. L’un est contre, l’autre est pour. Comme si ils composaient les deux faces d’une même pièce.

Chacun de ces dispositifs permettraient, si ils étaient mis en place, de demander la fermeture de n’importe quel site internet violant les droits d’auteurs, et cela grâce au blocage DNS, qui empêche un navigateur de trouver une page internet. De tels propositions ont rapidement déclenchées de vives réactions de la part des « géants d’Internet ». Google, Facebook, Twitter, Yahoo et eBay se sont associés pour demander aux parlementaires américains de ne pas voter le projet de loi SOPA, les conditions à remplir pour obtenir le blocage d’un site seraient trop simples. De plus, cela pousserait chaque administrateur de site web à se transformer en policier pour ne pas que quelque chose de potentiellement illégale entraîne la fermeture du site sans aucun procès.

Un contrôle d’Internet incompatible avec la liberté d’expression

Les « géants d’Internet » n’ont pas non plus hésités à comparer ces lois à de la censure de type chinoise. Et si on en croit les propos du sénateur républicain Joe Lieberman, ils ne sont pas tombés loin. En effet, ce dernier a déclaré sur CNN que le véritable objectif était « d’imiter la Chine » dans sa capacité à couper une part de son Internet en cas de guerre. Mais les dirigeants américains sont-ils réellement plus vertueux que leurs homologues chinois ? Ces derniers font largement usage de ce dispositif contre leur peuple en limitant la liberté d’expression, car si la justification d’un tel contrôle sur Internet demeure ambigüe et vascille entre cybersécurité et lutte contre le piratage, l’objectif n’en reste pas moins univoque, à savoir le contrôle d’internet et la possibilité de censurer des sites.

Que Barack Obama soit opposé à ces lois qu’il considère comme « une législation qui réduit la liberté d’expression, augmente les risques pour la sécurité cybernétique et sape le dynamisme et le caractère innovant de l’Internet mondial » devrait être rassurant, cependant rien ne garantit de l’usage que pourront en faire ses successeurs. Le simple fait d’en aménager la possibilité pour un futur président américain constitue un risque en soi. Après tout, personne ne rechigne à critiquer actuellement « la dérive totalitaire de la Hongrie », pourquoi regarder ailleurs lorsqu’il s’agit des Etats-Unis ?

Un rapport de force entre industries sous couvert de droits fondamentaux

Au delà d’une simple opposition entre cybersécurité et propriété intellectuelle contre liberté d’expression, l’enjeu en l’espèce est également économique, et il oppose deux industries. La nouvelle industrie dominante des nouvelles technologies et de l’internet, contre l’ancienne industrie des grandes maisons de disques et studios hollywoodiens. D’un coté, les « géants d’Internet » refuse l’ingérence du politique dans leur espace de domination, en défendant l’autonomie d’Internet, il défende aussi leur propre capacité à influer sur le modelage de cet espace de liberté. Il bénéficie en retour de cette même liberté qui constitue le composant essentiel de l’attractivité d’Internet. Plus de liberté signifie plus de flux, donc plus action dans leur sphère de domination, autrement dit plus de pouvoir entre leur main pour renforcer davantage leur position.

De l’autre coté, l’industrie du cinéma et de la musique exerce un lobbying intensif sur l’administration américaine pour qu’elle l’aide dans la défense de ses intérêts, qui se résume à une lutte contre le téléchargement illégal. Le quotidien espagnol El Pais a publié, le 4 janvier 2012, une lettre adressée à l’ancien Premier ministre espagnol José Luis Zapatero par l’ambassadeur américain à Madrid, menaçant l’Espagne de sanction économique si le gouvernement ne s’empressait pas d’adopter une législation anti-piratage, et cela en plaçant le pays sur la liste « Priority Watch List » (Liste de Surveillance Prioritaire) des « pires violateurs des droits de la propriété intellectuelle » où se trouve déjà la Chine ou la Russie. Si Zapatero a ignoré les exigences américaines, son successeur, Mariano Rajoy, s’y est plié rapidement suite à la réitération de menace par la chambre de Commerce américaine en Espagne. Les pressions américaines avaient déjà été révélées par les télégrammes de Wikileaks en 2010.

L’industrie du divertissement est donc dans une logique identique de celle de l’industrie d’Internet, à savoir faire usage d’un droit fondamental pour défendre des intérêts économiques. D’un coté, on invoque le droit à la propriété privé, intellectuelle en l’espèce, de l’autre le droit à la liberté d’expression.

La fin de la propriété intellectuelle privé

Que va-t-il advenir de ce rapport de force ? On voit à travers la multiplication des législations relatives à internet que les gouvernements ont clairement choisi de privilégier le camp de l’industrie du divertissement, alors que celui de l’industrie Internet satisfait un désir de libre accès aux biens culturels de plus en plus répandu dans la population, qui en fait désormais un droit acquis. Nous assistons à une sorte de réappropriation généralisée, voire anarchiste sans être anarchique, de la connaissance, où la propriété est du vol et le partage est légitime.

Internet est à l’image du monde. Un espace dans lequel transite des flux, parmis lesquels des flux d’informations, de biens culturels, de communications qui nuisent au commerce de la culture et du savoir. Désormais, une fois créé, tout ce qui relève de la culture et du savoir tombe dans le domaine public, il devient « chose commune » comme l’air ou l’eau de la mer. Les films sont téléchargeables quelques semaines après leur sortie au cinéma, la musique le jour même de sa sortie, les livres sont pour la plupart numérisés, et le seront bientôt absolument tous, et les journaux, quotidiens ou hebdomadaires, s’échangent sur les plateformes de partage de fichiers. L’accès est possible à qui veut bien se donner la peine de chercher.

La propriété privée de la culture et du savoir est devenu insignifiante, et surtout anachronique. La preuve en est que l’initiateur de cette loi lui-même, Lamar Smith, a été pris en flagrant délit de violation du droit d’auteur sur son site de campagne. Comme si trop ancré dans son époque, il était lui-même incapable de respecter ce qu’il est pourtant prêt à défendre, comme une sorte de prosélytisme hypocrite.

Nicolas Stavro