Ne coupez pas !

L’insupportable dépendance.

Il est un phénomène de société qui a si profondément bouleversé les rapports humains, la relation aux autres et au monde, qu’il n’est pas possible d’envisager la vie sans ce petit objet si précieux. Il contraint les enseignants à une guerre permanente, une traque de tous les instants pour pister le fautif, pour surprendre le contrevenant au règlement intérieur, pour prendre sur le fait le fraudeur …

Les parents eux-mêmes savent combien ils ont dû batailler pour repousser l’échéance, pour différer cet achat incontournable qui désormais atteste de leur attachement à leur progéniture. Cette petite merveille a été l’objet de chantage, de négociations fatigantes, de réclamations geignardes de la part de petits monstres gâtés qui n’en ont jamais assez !

Puis, l’achat effectué, ils se rendent vite compte qu’il faut toujours remettre le sujet sur le tapis. Les parents se pensaient soulagés de cette pénible période mais bien au contraire, ils vont la vivre à intervalles réguliers pour finir par acheter un modèle plus performant, pour payer toujours plus un usage sans limite. Ils sont pris au piège d’un appareil diabolique qui va les priver progressivement du contact réel avec leurs chers petits.

Je ne vais pas les plaindre. Ils n’ont récolté que ce qu’ils ont semé, même si d’affreux et odieux prescripteurs leur avaient insufflé tant d’idées reçues, tant d’images trompeuses, tant de manipulations publicitaires, qu’ils n’étaient sans doute pas à armes égales pour lutter contre ce rouleau dépenseur sans fond …

ils vont même jusqu’à se faire les complices de leur bourreau. En effet, quand par malheur un pauvre adulte fait simplement son travail en appliquant le règlement intérieur, on voit les parents se précipiter au collège. Qui s’est aventuré à confisquer, comme lui impose sa mission, ce trésor qui intempestivement a résonné dans la classe, sait de quoi je veux parler. Dans les heures qui suivent, des parents furibards déboulent en hurlant, menaçant tous ceux qui s’opposent à la liberté de leur chérubin de communiquer avec le monde.

Car vous l’avez compris, ce joyau de la couronne, plus précieux encore que la prunelle de leurs yeux, est le téléphone portable du petit chéri. Il est interdit d’entraver la liberté de converser avec la planète entière afin d’émettre des messages essentiels, des pensées d’anthologie pour la poésie ou la philosophie. Des parents, qui, il y a quelques jours, vous ont juré qu’ils travaillaient, qu’ils avaient des soucis, qu’il leur était impossible de venir vous rencontrer au collège, surgissent de leur boîte comme des diablotins hystériques.

Mais ce n’est rien encore par rapport à ce que nous avons eu à subir de la part du fautif, pris sur le fait dans un lieu qui ne peut être un sanctuaire au nom de la vénalité de nos élus. Il est interdit de prohiber le téléphone portable dans l’enceinte d’un établissement scolaire ; les opérateurs ont sans doute versé quelques subsides à nos joyeux législateurs pour interdire une mesure qui serait radicale : équiper nos collèges de brouilleurs ! Alors, le jeu de cache -cache est permanent et les crises si nombreuses qu’il serait vain de les décrire toutes.

Le méchant professeur « confiscateur » va se trouver noyé sous un flot d’insultes. Il vient d’attenter à la vie même de sa victime qui lâche les flots de sa vulgarité langagière. Dans ce cas -là, il n’y a plus de limite, plus de retenue. Ce ne sont que propos orduriers, cris incontrôlés, crises de larmes ou menaces d’une violence extrême. Vous pouvez être certain que le grand frère, l’oncle ou bien le père en personne sont censés venir dans les quelques minutes qui suivent pour vous fracasser, vous casser la gueule ou à défaut, votre véhicule.

Parfois, il ne se passe rien. Vous avez alors devant vous un enfant détruit par l’injuste privation. Il va se refermer tel une huître, se mettre à bouder, refuser de bouger, pleurer jusqu’au bout de la journée. C’est la dépression, le malheur absolu, la catastrophe nucléaire. L’enfant devient zombi, chiffe molle, victime déjà sur le chemin de l’échafaud. La comédie prend de telles proportions qu’il est parfois nécessaire d’appeler les parents sur le champ pour en venir à bout.

Je n’exagère en rien. J’ai connu les deux versants de cette même comédie que notre société tout entière offerte au consumérisme, fait passer pour une tragédie. Ce maudit portable serait indispensable, un lien vital avec la famille, un garant de la sûreté, une bouée de secours. En priver un enfant, ne serait-ce qu’une journée, c’est menacer son existence et sa santé.

Tout le monde est tombé dans le panneau. Les enfants par le truchement de leur croyance dans le caractère indispensable de cet appareil magique, s’érigent en bourreaux de tous les adultes. Ils refusent toute frustration, nient tout règlement, abattent toutes les barrières de la civilité pour conserver l’objet même qui les a transformés en impitoyables monstres domestiques ! C’est notre génération qui a accepté cette transformation et il n’y a pas de quoi en être fier. Il serait temps de couper enfin cette dépendance démoniaque à un objet porteur, à mon avis, de toutes les tares de notre société.

Insupportablement leur.

C’est Nabum