« Je ne parlerais pas de la montagne, mais par la montagne. Avec cette montagne comme langage, je parlerais d’une autre montagne, qui est la voie unissant la terre au ciel, et j’en parlerais non pas pour me résigner, mais pour m’exhorter. »

Cette première citation pourrait suffire à présenter le livre tant elle décrit bien le pari réussi de René Daumal, bien que le poète du Grand Jeu soit mort avant d’avoir pu terminer le livre. Et encore, pour un livre de telle nature, cela est relatif… Dans le fond, un livre n’est jamais fini que parce qu’à la fois l’auteur et le lecteur se mettent d’accord pour manquer d’imagination et ne pas continuer l’aventure, quitte à se servir d’un autre livre pour continuer un même histoire sous ses différentes formes. C’est ce que permet une perception analogique des choses, dans laquelle chaque expression du multiple laisse scintiller des éclats de la source originelle. Le Mont Analogue, roman d’aventures alpines, non euclidiennes, et symboliquement authentiques; sollicite vivement nos aptitudes à lire un livre sur plusieurs niveaux, en plusieurs dimensions si l’on peut dire… D’une manière très simple et directe, il met en relief les dynamiques profondes de la tradition primordiale, de la source sans nom qui abreuve aussi bien les ruisseaux timides des aveugles, que les torrents dechaînés des voyants… Il a le talent d’écrire au-delà des mots, de maîtriser la langue des oiseaux sans s’enfermer dans un hermétisme malvenu… Aussi, un humour léger, presque enfantin, sinon surréaliste, accompagne le récit pour bien rappeler que les choses les plus essentielles de ce monde invitent à l’humilité et à l’humour qui en découle… Et notre époque ne manque pas de textes forts érudits, écrits avec tant de soin qu’ils en deviennent illisibles, traitant jusqu’à l’ennui de détails risibles, faute d’un réel ancrage au-delà du visible… Alors voici ci-dessous quelques cartes postales du voyage que je vous invite à entreprendre vous même, quel que soient les guides, les expériences et les ouvrages qui soutiennent et stimulent votre cordée.

« Dans la tradition fabuleuse, avais-je écrit, la Montagne est lien entre la Terre et le Ciel. Son sommet unique touche au monde de l’éternité, et sa base se ramifie en contreforts multiples dans le monde des mortels. Elle est la voie par laquelle l’homme peut s’élever à la divinité, et la divinité se révéler à l’homme. »

« Et ce qui définit l’échelle de la montagne symbolique par excellence – celle que je propose de nommer le Mont Analogue -, c’est son inaccessibilité par les moyens humains ordinaires. »

« Pour qu’une montagne puisse jouer le rôle de Mont Analogue, concluais-je, il faut que son sommet soit inaccessible, mais sa base accessible aux êtres humains tels que la nature les a faits. Elle doit être unique et elle doit exister géographiquement. La porte de l’invisible doit être visible. »

« Pierre SOGOL, professeur d’alpinisme. Leçons les jeudi et dimanche de 7h à 11h. Moyen d’accès : sortir par la fenêtre, prendre une vitre à gauche, escalader une cheminée, se rétablir sur une corniche, monter une pente de schistes désagrégés, suivre l’arrête du nord au sud en contournant plusieurs gendarmes et entrer par la lucarne du versant est. »

« Marcher ensemble, parler, manger, se taire ensemble, voilà ce que nous pouvons faire aujourd’hui. Plus tard, je crois que nous aurons des occasions d’agir ensemble, de souffrir ensemble – et il faut bien tout cela pour ‘faire connaissance’, comme on dit. »

« Cette force, c’était une faculté exceptionnelle de voir les idées comme des faits extérieurs, et d’établir des liens nouveaux entre des idées d’apparences tout à fait disparates. Je l’entendais – je le voyais même, oserais-je dire, – traiter de l’histoire humaine comme d’un problème de géométrie descriptive, puis, la minute suivante, parler des propriétés des nombres comme s’il se fût agi d’espèces zoologiques ; la fusion et la scission des cellules vivantes devenait un cas particulier de raisonnement logique, et le langage prenait ses lois dans la mécanique céleste. »

« Mais voyez l’insondable veulerie de l’homme : tous les moyens qui lui sont donnés pour se tenir éveillé, il finit par en orner son sommeil. »

« (…) comment raconter des silences au moyen de mots ? Seule la poésie pourrait le faire. »

« Cette idée d’une humanité invisible, intérieure à l’humanité visible, je ne pouvais me résigner à la regarder comme une simple allégorie. »

« Comment le Mont Analogue existe tout à fait comme s’il n’existait pas. »

« Le territoire cherché doit pouvoir exister en une région quelconque de la surface de la planète (…) il pourrait très bien, théoriquement, exister au milieu de cette table, sans que nous en ayons la moindre notion. »

« Mais n’existerait-il pas des substances, encore inconnues – inconnues, d’ailleurs pour cette raison même – capables de créer autour d’elles une courbure de l’espace beaucoup plus forte ? »

« J’y suis parvenu en suivant toujours le même principe de méthode, qui consiste à supposer le problème résolu et à déduire de là toutes les conséquences qui en découlent logiquement. »

« A certain moment et à certain endroit, certaines personnes (celles qui savent et qui veulent) peuvent entrer. »

« Le 10 octobre suivant, nous embarquions sur l’Impossible. »

« Le chemin des plus hauts désirs passe souvent par l’indésirable. »

« Mais le feu qui chauffe les désirs et qui éclaire les pensées ne durait jamais plus de quelques secondes consécutives ; le reste du temps, on tâchait de s’en souvenir. »

« Une longue attente de l’inconnu use les ressorts de la surprise. »

« Je n’arrive pas à rendre cette impression d’une chose à la fois tout à fait extraordinaire et tout à fait évidente, cette vitesse ahurissante de déjà-vu… »

« Il parlait français parfaitement, mais avec parfois le sourire intérieur de quelqu’un qui trouve fort étranges les expressions qu’il doit employer pour se faire entendre. »

« Nous devions comprendre plus tard que ce n’était pas par hasard, et que le vent qui nous avait aspirés et conduits là n’était pas un vent naturel et fortuit, mais qu’il avait soufflé selon une volonté. »

« Encore une fois, ne médisons pas de ces gens qui, découragés par les difficultés de l’ascension, se sont installé sur le rivage et en bassse montagne et s’y sont fait leur petite vie ; leurs enfants, au moins, grâce à eux, grâce aux premiers efforts qu’ils ont fait pour venir jusqu’ici, n’ont pas ce voyage à faire. Ils naissent sur le rivage même du Mont Analogue, moins soumis aux néfastes influences des cultures dégénérées qui fleurissent nos continents, en contact avec les hommes de la montagne, et prêts, si le désir en eux se lève et si l’intelligence s’éveille, à entreprendre le grand voyage à partir du lieu où leurs parents l’ont abandonné. »

« L’Homme reçut une souffle, et une lumière ; lui seul reçut cette lumière. Il voulut voir sa lumière et en jouir sous des figures multiples. Il fut chassé par la force de l’Unité. Lui seul fut chassé. Il alla peupler les terres de l’En-dehors, peinant, se divisant et se multipliant par désir de voir sa propre lumière et d’en jouir. Parfois un homme se soumet en son cœur, soumet le visible au voyant, et il cherche à revenir à son origine. »

« On nous affirma, d’ailleurs, qu’il n’y avait pas d’autre moyen, pour subsister dans les hautes régions de ces montagnes, que l’accoutumance progressive, grâce à laquelle, nous dit-on, l’organisme humain se modifie et s’adapte dans une mesure que nous ne pouvions encore soupçonner. »

« En même temps que nous laissions sur le littoral nos encombrants appareils, nous nous préparions aussi à rejeter l’artiste, l’inventeur, le médecin, l’érudit, le littérateur. Sous leurs déguisements, des hommes et des femmes montraient déjà le bout de leur nez. »

« Nous avions l’air de plus en plus pensifs, mais en fait nous l’étions de moins en moins. »

« On appelle ici art accomplissement d’un savoir dans une action. »

« On ne peut pas toujours rester sur les sommets. Il faut redescendre…
Aquoi bon alors ? Voici : le haut connaît le bas, le bas ne connaît pas le haut. En montant, note bien toutes les difficultés de ton chemin ; tant que tu montes, tu peux les voir. A la descente, tu ne les verras plus, mais tu sauras qu’elles sont là, si tu les as bien observées.
Il y a un art de se diriger dans les basses régions, par le souvenir de ce qu’on a vu lorsqu’on était plus haut. Quand on ne peut plus voir, on peut du moins encore savoir. »

« Tiens l’oeil bien fixé sur la voie du sommet, mais n’oublie pas de regarder à tes pieds. Le dernier pas dépende du premier. Ne te crois pas arrivé parce que tu vois la cime. Veille à tes pieds, assure ton prochain pas, mais que cela ne te distraie pas du but le plus haut. Le premier pas dépende du dernier. »

« Mais si tu arrives à un endroit infranchissable ou dangereux, pense que la trace que tu as laissée pourrait égarer ceux qui viendraient à la suivre. Retourne donc sur tes pas et efface la trace de ton passage. Cela s’adresse à quiconque veut laisser des traces de son passage. Et même sans le vouloir, on laisse toujours des traces. Réponds de tes traces devant tes semblables. »

« Sache seulement, lorsque tu te rappelles ensuite ces moments là, que ton dialogue avec la nature n’était que l’image, hors de toi, d’un dialogue qui se faisait au dedans. »

« »Quand les pieds ne veulent plus vous porter, on marche avec sa tête. » Et c’est vrai. Ce n’est peut-être pas l’ordre naturel des choses, mais ne vaut-il pas mieux marcher avec la tête que penser avec les pieds, comme il arrive souvent ? »

« (…) le lieu véritable de l’histoire était »à la jonction de notre humanité et d’une civilisation supérieure, la où s’opère la perpétuation d’une vérité instituée. » »

« Je ne parlerais pas de la montagne, mais par la montagne. Avec cette montagne comme langage, je parlerais d’une autre montagne, qui est la voie unissant la terre au ciel, et j’en parlerais non pas pour me résigner, mais pour m’exhorter. »

« Mais nous sûmes plus tard que, si nous avions pu aborder au pied du Mont Analogue, c’est que pour nous les portes invisibles de cette invisible contrée avaient été ouvertes par ceux qui en ont la garde. (…) Ils nous avaient ouvert la porte, ceux qui nous voient alors même que nous ne pouvons nous voir, répondant par un généreux accueil à nos calculs puérils, à nos désirs instables, à nos petits et maladroits efforts. »

Marko