IV, 7 Karāmśuklākṛṣṇam yoginas trividham itareṣām

L’acte du yogī n’est ni blanc ni noir – triple celui des autres :

[karma – a + śuklā + a + kṛṣṇam – yoginas – trividham – itareṣām =

karma (karman): l’acte – yoginas (yogin): du yogī – a – śuklam (śuklā): qui n’est pas blanc – a-kṛṣṇam (kṛṣṇa): qui n’est pas noir – trividham (trividha): triple – [karma en facteur commun : l’acte ou celui des] – itareṣām (itara): autres]

Les quatre sūtra se suivent et s’enchainent. Le point d’articulation est l’asmitā, le sens du « je suis ».

Parvenu à une connaissance-discrimination, une connaissance simultanée, se pose la question des empreintes qui s’inscrit dans le temps de leur apparition et de leur mûrissement.

Tant que le réservoir des actes (karmāśaya) existe, le yogī peut toujours revenir à une action intéressée mue par un désir (kamā) qui entraine des effets ultérieurs à l’acte.

Le sūtra pointe ce problème et l’on comprend mieux le verset précédant insistant sur le citta né de la méditation, un citta concentré, orienté, qui ne se laisse pas disperser, car la dispersion, en ce cas, réintroduirait la recherche d’un fruit. Le fruit suscite une disposition d’esprit prête à se reconduire par un acte nouveau.

Aussi le sūtra précise que : « L’acte du yogī n’est ni blanc ni noir », il n’est pas coloré par une tendance de l’asmitā, ni par un désir particulier, il est sans désir (niṣkāmā) pour un objet particulier autre que le puruṣa. Il a pour but l’autre 48 – le différent 49, le puruṣa 50 – tous termes qui sont synonymes.

Vyāsa répartit les actions en quatre classes : « Les noires, les blanches, les ni blanches ni noires 51 ».

Les noires (kṛṣṇa) sont celles des méchants, littéralement de « ceux dont le soi est difficile, difficultueux » (durātmanām).

Les blanches et noires (śuklakṛṣṇa) sont accomplies par les moyens extérieurs (bahiḥsādhana) qui peuvent inclure le rituel ; ces actes (karmāśaya).

Les blanches (śukla) reposent sur l’ascèse, l’étude et la méditation (tapaḥsvādhyāya-dhyāna), deux des trois appartiennent au yoga de l’action 52 – , « car elles seules dépendent du mental et ne sont pas dépendantes des moyens extérieurs 53 ».

Les ni blanches ni noires (aśuklakṛṣṇa) sont celles du yogi: ni blanches par le renoncement au fruit (phalasaṃnyāsād), c’est-à-dire cette dépendance qui fait de l’action le ressort de toute transformation, alors qu’elle doit en être l’aboutissement et la manifestation, le simple réceptacle ; ni noires par le non-attachement aux objets du monde extérieur (anupādānāt) ; l’attachement, en effet, rend l’être humain comme mécanisé par son conditionnement pour les objets, faisant de lui-même un « objet » de ces objets, c’est le « pourvu d’objets », le viṣayin, le sujet selon les termes philosophiques indiens.

Pour résumer les quatre classes d’actes, on considère que l’acte de l’homme peut être :

1. Fait en opposition profonde à tout ce qui est proposé, comme un déni jusqu’à devenir un geste commis par absurdité devant l’absurde (les noires);

2. Fait selon le désir présent à un moment particulier de la vie de l’homme pris dans l’histoire, un désir dont on attend un certain résultat, mais un désir qui changerait dans d’autres conditions (les blanches et noires);

3. Fait selon un véritable travail de transformation de l’esprit selon le yoga de l’action, mais qui peut néanmoins privilégier de très fines intentions présidant à l’acte, conforter ainsi une certaine idée du moi et ne pas mener à dégager un mode de connaissance par coloration par lequel l’être humain voit se transformer un travail préalable en une véritable expérience le modifiant en retour (ce sont les blanches);

4. Ou encore accompli en tenant compte d’un ensemble de transformations de l’esprit qui mènent, par l’apparition d’une connaissance-discrimination simultanée, à ouvrir un autre espace de conscience , à dégager le niveau du pradhāna avec la vision d’ensemble qui lui est liée. Il ne s’agit nullement de mettre en valeur une expérience spirituelle protégeant le confort d’un moi sûr d’être dans la bonne voie. L’action du yogī consiste à n’agir ni pour ou contre lui-même ou les autres, ni pour sécréter une bonne conscience, elle a pour assise un mouvement profond jusqu’au surgissement de l’autonomie et une prise en compte de l’ensemble des plans de la manifestations : c’est à cette seule condition qu’un action peut vraiment être porteuse de changement et c’est l’action du renonçant 54. Aussi l’upaniṣad dit que le chemin par lequel les sages parviennent à la libération « a en lui, dit-on , le blanc et le bleu, le jaune, le vert et le rouge 55 ». La coloration est la marque du chemin, du cheminement. La manifestation de ces couleurs, leur connaissance, leur intégration, désignent aussi la possibilité même de leur dépassement. C’est en ce sens que « l’acte du yogī n’est ni blanc ni noir », car il n’est pas conditionné par l’ensemble de réflexes et de ré-actions aux mouvements des trois guṇa. Il ne dépends pas du fruit, il repose sur un « renoncement du fruit », dit Vyāsa 56. Pour les autres hommes, l’acte est triple, il est noir, blanc et noir et blanc. Cela revient à dire que leur acte est soumis à l’influence des trois guṇa et que le monde de connaissance reste là successif, même s’il appartient déjà au mode de connaissance par forme interne de coloration, la samāpatti, l’auto-transformation. La coloration marque une certaine forme de transformation, elle reste un processus, un état intermédiaire et ne saurait être comprise comme la restitution de l’autonomie du puruṣa. L’autonomie est l’enjeu même du yogi. Il l’obtient quand il devient conscient des transformations, capable de manifester les empreintes passives qui résident et pèsent sur lui, et de les effacer.

Les yogasūtra – Patanjali

Texte traduit et annoté par Alyette Delgrâces – Éditions FAYARD

Patanjali, Vyāsa Et Alyette Delgrâces