Théorie
Un au-delà bien difficile à CERNer

À la manière des explorateurs des temps passés, les physiciens s’apprêtent à rencontrer des phénomènes nouveaux et inconnus… On peut ainsi représenter les questions qu’ils se posent et les découvertes qu’ils sont susceptibles de faire au-delà du Modèle Standard sous la forme d’une carte imaginaire. Au-delà du territoire connu (relativité générale, modèle des quarks, antimatière) peuvent se trouver le(s) boson(s) de Higgs, la supersymétrie, la matière noire, des dimensions supplémentaires, voire un indice de la grande unification…

Fruit de plusieurs décennies d’efforts théoriques et expérimentaux
conjoints, le Modèle Standard constitue une grande réussite dans
notre compréhension quantitative de l’infiniment petit. On attend avec
impatience la dernière pierre de cet édifice, à savoir la découverte du
boson de Higgs. Pourtant les physiciens savent déjà que ce n’est pas la fin de l’histoire, et ils espèrent bien que des expériences nous montreront de nouveaux phénomènes inattendus. Les chercheurs parlent de physique «au-delà du Modèle Standard», ou encore de «nouvelle physique», par opposition à «l’ancienne» physique qu’ils connaissent déjà.

Extension du domaine de la théorie

Comme nous l’avons déjà mentionné dans «Apéritif», le Modèle Standard n’est certainement pas une « théorie du tout » pour de nombreuses raisons. Sur le plan expérimental, on sait aujourd’hui que les neutrinos ont une masse très faible, qui sort du cadre du Modèle Standard le plus rigoureux, dans lequel ces particules sont de masse nulle. De plus, l’asymétrie entre matière et antimatière présente dans le Modèle Standard s’avère nettement insuffisante pour expliquer la prédominance de la matière observée dans l’Univers. Enfin, il ne comporte aucune particule susceptible de constituer la matière noire, un ingrédient essentiel des modèles cosmologiques.

Matière noire
Cette matière formerait 25% du contenu
énergétique de l’Univers (alors que la
matière «ordinaire» n’en constitue que
5%). Nous ne percevons son existence
que par son influence gravitationnelle,
qui affecte la mouvement des étoiles dans
les galaxies et la formation des grandes
structures comme les amas de galaxies. On
pense que la matière noire est constituée
principalement de particules lourdes (de
l’ordre de plusieurs centaines de GeV) qui
n’interagissent que très faiblement avec
leur environnement.

Sur le plan théorique, le Modèle Standard ne prend en compte que trois
des quatre interactions fondamentales connues : la gravité manque à
l’appel et ne semble pas pouvoir être incluse facilement dans le même
cadre. Aux échelles d’énergie atteintes par les accélérateurs de particules, son effet est heureusement négligeable par rapport aux trois autres interactions. Mais on ne peut pas toujours la laisser complètement à l’écart, en particulier lorsqu’on s’intéresse à l’histoire de l’Univers ! En effet, l’intensité relative des quatre interactions varie avec les énergies mises en jeu. On pense qu’à une échelle d’énergie très élevée (1019 GeV, soit un million de milliards de fois plus que les énergies atteintes au LHC), la gravité n’est plus négligeable comparée aux autres forces − elle doit être prise en compte. Par ailleurs, la masse non nulle (mais très faible) des neutrinos connus peut être comprise en invoquant l’existence d’autres neutrinos, très massifs (autour de 1015 GeV).

Sur un plan plus philosophique ou esthétique, le Modèle Standard n’est pas non plus parfaitement satisfaisant. Il est défini par un nombre conséquent de paramètres (19 !) dont les valeurs ont été déterminées expérimentalement avec précision : on ne sait toutefois pas les prédire, ni expliquer leurs ordres de grandeur, parfois très différents. C’est le cas en particulier pour les masses des particules (le quark top est environ 350 000 fois plus lourd que l’électron !). Dans le Modèle Standard, les masses des particules sont liées aux propriétés du boson de Higgs, sans que l’on puisse expliquer pourquoi
certaines particules interagissent plus que d’autres avec lui, et deviennent ainsi plus massives. Par ailleurs, les douze quarks et leptons connus sont organisés en trois familles possédant des charges électromagnétique, forte et faible qui doivent être fixées de manière bien particulière pour garantir que la description des trois interactions reste valide une fois les effets quantiques pris en compte. Or les valeurs de ces charges sont des postulats a priori arbitraires du Modèle Standard et doivent être déterminées expérimentalement. Les physiciens ont essayé de résoudre ces problèmes en englobant le Modèle Standard dans une théorie plus vaste. Il existe de nombreuses alternatives, contenant tantôt plus de particules de matière et d’interactions, tantôt plus de dimensions spatiales. Bien sûr, il faut que ces extensions soient en bon accord avec nos connaissances expérimentales, et donc soient compatibles avec le Modèle Standard. Pour pouvoir les accepter, il faut également pouvoir les tester : ces hypothèses doivent aboutir à des phénomènes nouveaux… et
mesurables.

La grande marche vers l’unification

L’unification des interactions électromagnétique et faible à haute énergie au sein du Modèle Standard (voir Élémentaire 6) a naturellement incité les physiciens à explorer la possibilité d’aller encore plus loin et de rassembler dans une même structure les interactions électrofaible et forte. On pourrait ainsi imaginer qu’à très haute énergie, ces deux interactions ne sont que deux aspects d’une force unique. Les calculs théoriques suggèrent que cela se produirait à des énergies dépassant 1014 GeV (soit dix ordres de grandeur au-delà de l’énergie du LHC !). Contrepartie de cette «grande unification» : il
existerait des bosons supplémentaires associés à cette force unique, en plus des bosons du Modèle Standard (gluons, photon, W et Z). Ces bosons seraient trop massifs pour avoir été observés jusqu’à présent.

….

Higgs ou l’inconnu

Le boson de Higgs du Modèle Standard avait été proposé au début des années 1960 comme la solution la plus simple pour expliquer dans un cadre unique les propriétés différentes des forces faible et électromagnétique (on parle de « brisure électrofaible »), et pour fournir leur masse à toutes les particules élémentaires connues. Il se trouve qu’à l’heure actuelle, toutes les données de précision accumulées, notamment durant les années 1990-2000 sur le LEP au
CERN, concernant l’interaction électrofaible sont en accord avec l’existence d’un unique boson de Higgs.

Des dimensions hors norme

Une autre idée qui a eu beaucoup de succès auprès des théoriciens a
consisté à ajouter des nouvelles dimensions spatiales. L’idée en revient
initialement au mathématicien Theodor Kaluza, qui en 1921 avait suggéré
d’ajouter une dimension supplémentaire d’espace afin d’unifier les deux
forces fondamentales alors connues, l’électromagnétisme et la gravitation. Si sa théorie originale a fait long feu, l’idée de dimensions supplémentaires continue de susciter l’intérêt des physiciens.

Des problèmes épineux en perspective

Si nous disposons actuellement de tant d’alternatives pour étendre le Modèle Standard, cela tient essentiellement au fait qu’il n’a pas (encore ?) montré de signes d’essoufflement grave. La seule déficience directe de cette théorie concerne la masse des neutrinos, prouvée par le phénomène d’oscillation, car le Modèle Standard est construit de façon à posséder des neutrinos de masse nulle. D’autres signes indirects de physique au-delà du Modèle Standard existent : les grandes structures de l’Univers semblent requérir l’existence d’une matière noire hors du cadre du Modèle Standard, et l’asymétrie entre
matière et antimatière que nous observons autour de nous dépasse celle
produite dans le Modèle Standard par plusieurs ordres de grandeur.

D’autres contraintes viennent de la cosmologie. En effet, si on ajoute des interactions, des particules ou des dimensions au Modèle Standard, ces éléments supplémentaires modifient l’évolution de l’Univers depuis le Bigbang jusqu’à nos jours. De nombreuses extensions du Modèle Standard visent ainsi à expliquer l’asymétrie entre matière et antimatière observée autour de nous, et à proposer des particules lourdes et interagissant très faiblement comme candidats pour la matière noire (voir Élémentaire 7).

L’ingéniosité des physiciens atteint ici ses limites : il s’agit d’imaginer tous les phénomènes pouvant se produire depuis les énergies associées à la brisure de symétrie électrofaible (103 GeV) jusqu’à celle impliquant la gravitation (1019 GeV). Il n’est pas simple d’envisager de quoi ce monde serait peuplé en ayant recours à nos seules connaissances actuelles et en les extrapolant. Il est fort possible que de nombreux phénomènes insoupçonnés se produisent avant d’atteindre 1019 GeV et révolutionnent nos schémas de pensée actuels. Après tout, en 1930, le monde des particules élémentaires se limitait à l’électron, au proton et au neutron, décrits par la seule mécanique quantique.
En trois quarts de siècle, nous avons gagné six ordres de grandeur en énergie, et bouleversé à plusieurs reprises notre compréhension des constituants élémentaires de la matière et de leurs interactions. Les résultats du LHC pourraient très bien apporter de nouveaux changements
radicaux dans notre compréhension des lois fondamentales de la Nature.

Elem