Voici quelques Extraits de l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci de Paul Valery. Les premiers paragraphes sont difficiles à appréhender mais si vous avez le courage de lire, relire, ce texte en totalité, vous aurez peut-être la chance d’avoir un trait de génie comme l’eut Léonard de Vinci qui dans sa grande ouverture d’esprit a marché vers l’universalité.

Pour comprendre l’existant, on peut faire appel à de grands penseurs tels que Pascal et ici Paul Valéry qui dans la maitrise de la pensée rejoint ce dernier avec un ingrédiant supplémentaire : La poésie !

En ce qui me concerne je vois dans le travail méthodique de ces chercheurs lettrés, toute la grâce de « Dieu ».

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« La connaissance des combinaisons régulières appartient aux sciences diverses, et, lorsqu’il n’a pas pu s’en constituer, au calcul des probabilités. Notre dessein n’a besoin que de cette remarque faite dès que nous avons commencé d’en parler : les combinaisons régulières, soit du temps, soit de l’espace, sont irrégulièrement distribuées dans le champ de notre investigation. Mentalement, elles paraissent s’opposer à une quantité de choses informes.
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Je pense qu’elles pourraient se qualifier les « premiers guides de l’esprit humain », si une telle proposition n’était immédiatement convertible. De toute façon, elles représentent la continuité. Une pensée comporte un changement ou un transfert (d’attention, par exemple), entre des éléments supposés fixes par rapport à elle et qu’elle choisit dans la mémoire ou dans la perception actuelle. Si ces éléments sont parfaitement semblables, ou si leur différence se réduit à une simple distance, au fait élémentaire de ne pas se confondre, le travail à exercer se réduit à cette notion purement différentielle. (…) À un degré plus élevé de complexité, c’est à la périodicité qu’on demande de représenter les propriétés continues, car cette périodicité, qu’elle ait lieu dans le temps ou dans l’espace, n’est autre que la division d’un objet de pensée, en fragments tels qu’ils puissent se remplacer l’un par l’autre, à de certaines conditions définies –, ou la multiplication de cet objet sous les mêmes conditions. Ce que l’on appelle symétrie est également un synonyme de continuité.

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Pourquoi, de tout ce qui existe, une partie seulement peut-elle se réduire ainsi ? Il y a un instant où la figure devient si complexe, où l’événement paraît si neuf qu’il faut renoncer à les saisir d’ensemble, à poursuivre leur traduction en valeurs continues. À quel point les Euclides se sont-ils arrêtés dans l’intelligence des formes ? À quel degré de l’interruption de la continuité figurée se sont-ils heurtés? C’est un point final d’une recherche où l’on ne peut s’empêcher d’être tenté par les doctrines de l’évolution. On ne veut pas s’avouer que cette borne peut être définitive.

Le sûr est que toutes les spéculations ont pour fondement et pour but l’extension de la continuité à l’aide de métaphores, d’abstractions et de langages. Les arts en font un usage dont nous parlerons bientôt.

Nous arrivons à nous représenter le monde comme se laissant réduire, çà et là, en éléments continus. Tantôt nos sens y suffisent, d’autres fois les plus ingénieuses méthodes s’y emploient, mais il reste des vides. Les tentatives demeurent lacunaires.

C’est ici le royaume de notre héros

Il a un sens extraordinaire de la symétrie qui lui fait problème de tout. À toute fissure de compréhension s’introduit la production de son esprit. On voit de quelle commodité il peut être. Il est comme une hypothèse physique.

Il faudrait l’inventer, mais il existe ; l’homme universel peut maintenant s’imaginer. Un Léonard de Vinci peut exister dans nos esprits, sans les trop éblouir, au titre d’une notion : une rêverie de son pouvoir peut ne pas se perdre trop vite dans la brume de mots et d’épithètes considérables, propices à l’inconsistance de la pensée. Croirait-on que lui-même se fût satisfait de tels mirages ?

Il garde, cet esprit symbolique, maintenant la plus vaste collection de formes, un trésor toujours clair des attitudes de la nature, une puissance toujours imminente et qui grandit selon l’extension de son domaine. Une foule d’êtres, une foule de souvenirs possibles, la force de reconnaître dans l’étendue du monde un nombre extraordinaire de choses distinctes, et de les arranger de mille manières, le constituent.

Il est le maître des visages, des anatomies, des machines. Il sait de quoi se fait un sourire ; il peut le mettre sur la face d’une maison, aux plis d’un jardin ; il échevèle et frise les filaments des eaux, les langues des feux. En bouquets formidables, si sa main figure les péripéties des attaques qu’il combine, se décrivent les trajectoires de milliers de boulets écrasant les ravelins de cités et de places, à peine construites par lui dans tous leurs détails, et fortifiées. Comme si les variations des choses lui paraissaient dans le calme trop lentes, il adore les batailles, les tempêtes, le déluge.

Il s’est élevé à les voir dans leur ensemble mécanique, et à les sentir dans l’indépendance apparente ou la vie de leurs fragments, dans une poignée de sable envolée éperdue, dans l’idée égarée de chaque combattant où se tord une passion et une douleur intime.

Il est dans le petit corps « timide et brusque » des enfants, il connaît les restrictions du geste des vieillards et des femmes, la simplicité du cadavre. Il a le secret de composer des êtres fantastiques dont l’existence devient probable, où le raisonnement qui accorde leurs parties est si rigoureux qu’il suggère la vie et le naturel de l’ensemble.

Il fait un christ, un ange, un monstre en prenant ce qui est connu, ce qui est partout, dans un ordre nouveau, en profitant de l’illusion et de l’abstraction de la peinture, laquelle ne produit qu’une seule qualité des choses, et les évoque toutes.

(…)

Il est fait pour désespérer l’homme moderne qui est détourné depuis le commencement, dans une spécialité où l’on croit qu’il doit devenir supérieur parce qu’il y est enfermé : on invoque la variété des méthodes, la quantité des détails, l’addition continuelle de faits et de théories, pour n’aboutir qu’à confondre l’observateur patient, le comptable méticuleux de ce qui est, l’individu qui se réduit, non sans mérite – si ce mot a un sens ! – aux habitudes minutieuses d’un instrument, avec celui pour qui ce travail est fait, le poète de l’hypothèse, l’édificateur de matériaux analytiques. Au premier, la patience, la direction monotone, la spécialité et tout le temps.

L’absence de pensée est sa qualité. Mais l’autre doit circuler au travers des séparations et des cloisonnements. Son rôle est de les enfreindre.(…)le meilleur argument est que, neuf fois sur dix, toute grande nouveauté dans un ordre est obtenue par l’intrusion de moyens et de notions qui n’y étaient pas prévus ; et, venant d’attribuer ces progrès à la formation d’images, puis de langages, nous ne pouvons éluder cette conséquence que la quantité de ces langages possédée par un homme, influe singulièrement sur le nombre des chances qu’il peut avoir d’en trouver de nouveaux. (…)

Nous touchons maintenant aux joies de la construction. Nous tenterons de justifier par quelques exemples les précédentes vues, et de montrer, dans son application, la possibilité et presque la nécessité d’un jeu général de la pensée. Je voudrais que l’on vit avec quelle difficulté les résultats particuliers que j’effleurerai seraient obtenus, si des concepts en apparence étrangers ne s’y employaient en nombre. »
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