Quelques réflexions sur le fonctionnement, les manipulations et la censure de nos grands médias.

En 1964, les grands médias ont répandu l’information que les Nord-vietnamiens avaient attaqué deux destroyers américains dans le golfe du Tonkin – le Maddox et le Turner Joy.

En 2008, a été révélé l’existence d’un rapport de la NSA (Agence de sécurité nationale) gardé secret depuis des années. Dans ce rapport, un historien de l’agence apporte la preuve définitive de ce qu’on savait déjà depuis longtemps : que les services gouvernementaux US avaient délibérément falsifié des comptes rendus militaires pour faire croire à une agression nord-vietnamienne. La manipulation a servi de prétexte : elle a entraîné le vote par le Congrès américain de la résolution dite “du golfe du Tonkin”, du 7 août 1964, permettant au président Johnson de déclencher une guerre qui a officiellement tué 58.226 soldats américains et fait plus d’un million de victimes vietnamiennes.

Près de quarante ans plus tard, après le premier conflit de 1990-1991 résultant de l’invasion irakienne du Koweit, les Etats-Unis et leurs alliés ont déclenché en 2003 la guerre à Saddam Hussein, son renversement et l’occupation de son pays, sur la base de mensonges fabriqués de toutes pièces et désormais mondialement reconnus, concernant les armes de destruction massive qui n’ont jamais existé et les achats d’uranium au Nigeria qui n’ont jamais eu lieu.

Là aussi, les informations de Bush et de son équipe ont servi de prétexte : elles se sont révélées inventées par la suite, mais elles ont permis de lancer l’opération militaire, et ont été répandues par les grands médias sans l’ombre d’une hésitation.

Entre ces deux preuves dramatiques du conditionnement de l’opinion publique par une propagande mensongère, comment peut-on raisonnablement penser qu’une troisième opération n’ait pas suivi le même schéma ? Tout le monde n’en est pas encore convaincu, mais une floraison de témoignages, de rapports et de documents prouvent, depuis quelques années, que le même terrible mécanisme a fonctionné pour démembrer une Yougoslavie gênante et diaboliser le peuple qui voulait défendre son Etat fédéral, les Serbes. Tous les prétextes invoqués pour leur déclarer la guerre – depuis les tirs sur la foule du marché de Markalé en Bosnie jusqu’à l’exécution imaginaire de civils du village de Racak au Kosovo, en passant par le soi-disant massacre de prisonniers musulmans de Srebrenica – se sont révélés de tendancieuses exagérations ou des faux grossiers. Mais eux aussi ont été répandus par les grands médias et ont servi de prétextes au déclenchement de la plus grande agression militaire en Europe depuis la Seconde guerre mondiale : le bombardement de l’ex-Yougoslavie.

Nous voici donc en présence d’une formidable machine qui n’a cessé de se perfectionner. La calomnie politique existe depuis toujours. Elle a pour but d’attribuer à l’adversaire qu’on veut détruire des crimes qu’il faut punir, et de fournir au justicier les raisons morales de son combat contre le mal. Ce qui est nouveau, c’est la puissance et la sophistication des moyens employés, d’une part ; de l’autre, la docilité avec laquelle les grands médias acceptent la version inventée. Il est évident que la pression des premières accroît la servilité de la seconde. Plus forte est la propagande, plus convaincants sont ses arguments, et plus grand est le nombre d’informateurs qui les acceptent sans sourciller.

Comment est-ce que cela fonctionne ? Comment l’information devient-elle message orienté ?

Disons, pour simplifier son parcours, que nous avons affaire à une équation à trois facteurs : l’émetteur, le médiateur, le récepteur.

1) L’émetteur, ce sont les sources de l’information. Déjà, à ce niveau, le pouvoir exerce son influence. En zone de conflits, les journalistes sont triés par les militaires, enfermés dans des pools, limités dans leurs déplacements sous le prétexte qu’on ne peut pas les protéger. On efface ainsi les atrocités de la guerre en empêchant de les constater. Dans certains cas de black-out décidé en raison d’une situation hors de contrôle, on interdit carrément la présence de tout informateur. C’est ce qui s’est passé dans le golfe du Mexique, ou les polices fédérales et locales américaines ont collaboré de façon scandaleuse avec les forces de sécurité du pétrolier BP pour empêcher tout compte rendu effectué sur place de la catastrophique marée noire. Les reporters sur le terrain ont tous témoigné qu’on leur bloquait l’accès aux zones polluées et qu’ils étaient réduits à n’entendre que les communiqués officiels. Ca, c’est la négation totale, l’omerta, la loi du silence. On applique une vieille formule, attribuée au président Queuille : “La politique ne consiste pas à résoudre les problèmes, mais à faire taire ceux qui les posent.” C’est-à-dire, en fin de compte, à les supprimer. C’est comme si un étudiant à qui l’on demande de résoudre un problème, déchirait le papier sur lequel le problème est écrit au lieu d’en chercher la solution.

D’autres techniques sont plus subtiles. Dans la vie courante, les interviews de personnalités sont soigneusement calibrées à l’avance par le choix d’interlocuteurs accrédités. Cela va des questions posées à une vedette, filtrées par son manager ou son attaché de presse, jusqu’à l’interrogation d’un chef d’Etat, dont les services éliminent tout imprévu. Comme le dit un humoriste : “Le président va donner une conférence de presse à 15 heures ; à 13 heures, vous pourrez passer prendre la copie de vos questions.”

En effet, comme on ne peut jamais faire totalement confiance aux journalistes, il vaut mieux leur indiquer ce qu’ils doivent dire. Le 21 juillet dernier, la société des journalistes du Figaro a dénoncé un compte rendu de l’audition de l’ex-comptable de Liliane Bettencourt comme étant “un PV tronqué, assorti d’un article non signé, qui participait à l’évidence de la stratégie de communication élaborée à l’Elysée.” Un exemple parmi d’autres de la masse de nouvelles savamment ciblées que diffusent les cellules spécialisées dans la promotion, les relations publiques ou la propagande. Pendant la guerre dans l’ex-Yougoslavie, selon les aveux officiels, le responsable de la communication du gouvernement de Tony Blair, Alastair Campbell, dirigeait une équipe spécialement chargée d’inventer chaque jour un incident pouvant noircir l’image des Serbes. C’était facile, les Serbes n’ont jamais rien compris aux relations publiques et donc n’arrivaient jamais à faire croire à leurs démentis. Les Croates et les musulmans, eux, plus malins, ont fait appel à de grandes firmes américaines de relations publiques, comme Rudder Finn, qui se sont vantées d’avoir retourné l’opinion juive aux USA en faisant croire à l’antisémitisme de Belgrade et à une volonté de conquête de la “Grande Serbie” qui n’a existé que dans leur imagination. Elles l’ont fait en diffusant à grande échelle des enquêtes imaginaires et des reportages fabriqués. Un travail que font désormais couramment des officines spécialisées dans le publireportage ou des unités de psy-ops (opérations psychologiques) dans les armées.

Les latins distinguaient ces deux façons de baillonner la vérité : suggestio falsi, suppressio veri. Le pouvoir, et les responsables de l’info qui se plient à ses désirs, utilisent les deux : ils peuvent répandre le mensonge, ou dissimuler la vérité. Et c’est efficace. La conformité au système va de l’obéissance aux ordres à la routine des clichés à la mode. Ceux-ci constituent un ensemble culturel imbibé d’un néo-libéralisme à dominante américaine, dont les thèmes majeurs sont la mondialisation, l’Europe, le sauvetage des banques, la lutte contre le terrorisme et la sécurité. Pas de quoi enthousiasmer les auditeurs ou les lecteurs, mais de quoi fournir une matière tendancieuse à toutes les rédactions.

Le journaliste irlandais Claude Cockburn a résumé avec esprit l’interventionnisme gouvernemental. Il a dit : “Ne croyez aucune information avant qu’elle ne soit officiellement démentie.” Et il était encore en deçà de la réalité. Il ne savait pas qu’un Sarkozy, à l’image du dictateur d’une république bananière, allait exiger personnellement le renvoi d’un rédacteur en chef de Paris-Match qui lui déplaisait ou nommer lui-même les grands patrons de l’info, comme Philippe Val à la tête de France-Inter, s’assurant ainsi un service après vente parfaitement contrôlé.

2) Le médiateur, ce sont les supports. Chaînes de télévision, radios, journaux et magazines. Ce qu’on appelle les médias. C’est à leur niveau que l’information est la plus vulnérable. D’abord parce que ses grands supports écrits vivent sous perfusion permanente de l’argent public. Le montant des aides directes à la presse – de l’ordre de 1,4 milliard d’euros – représente 12 % de son chiffre d‘affaires annuel. Or la matière plus ou moins brute de l’information arrive des reporters, des envoyés spéciaux, des agences ou des correspondants locaux. Avant d’être présentée au public, elle est “traitée”, mise en forme, par les directions et les rédactions en chef. Comme tout produit, l’information a son producteur (le journaliste), son grossiste (l’agence de presse), son détaillant (le journal) et son client (le lecteur). C’est au niveau du détaillant – le support – qu’a lieu cette mise en forme. Or, ne serait-ce qu’en raison de cette dépendance économique du support, ce traitement de l’information subit plus ou moins volontairement à ce niveau – outre la censure directe, comme celle du soit-disant “secret-défense” – les suggestions ou les pressions du pouvoir. Quand, dans les années de la présidence gaulliste, le directeur du journal télévisé, Edouard Sablier, m’a confié une émission de débats sur la chaîne unique de l’époque, j’ai été convoqué au ministère de la Culture pour qu’on me communique la liste des personnes à interviewer. J’ai réalisé quatre émissions ainsi “inspirées” et j’ai donné ma démission. Les directives sont aujourd’hui moins grossières, mais elles existent toujours, sous la forme d’indications appuyées ou de propositions persuasives.

Ces influences occultes sont complétées par une censure indirecte, une autocensure, comme celle que s’imposent à eux-mêmes les responsables de médias, en évitant de parler de sujets tabous. L’armée, la police, l’Eglise ont été, pendant des lustres, exonérés de toute critique ou investigués avec précaution. Il était traditionnellement dangereux de parler mal des forces de l’ordre ou de la religion. Aujourd’hui, cela l’est toujours. Le ministre de l’Intérieur, Brice Hortefeux, a par exemple porté plainte récemment contre deux sites internet qu’il accusait de médire de la police. La critique est même de plus en plus périlleuse en ce qui concerne les religions, en particulier la foi musulmane. Toute mise en question de l’islam est édulcorée pour ne pas offenser les croyants, au point de passer sous silence les crimes du fanatisme confessionnel. A un degré moindre, la politique de notre gouvernement et la prise de position de la majorité de nos “élites” étant résolument atlantistes, il est peu recommandé de s’écarter d’une ligne favorable à l’empire américain. La “pensée unique” est là pour raboter les dissidences et imposer le droit chemin. Si l’on ajoute à cela la peur distillée par une croissance exponentielle des poursuites en diffamation, intentées pour des propos qui auraient paru anodins il y a seulement quelques décennies, on a l’image de médias prudents, où la référence est remplacée par la révérence et où les armes de distraction massive sont devenus le quotidien de la désinformation.

Le “Quatrième pouvoir”, ainsi édenté, souffre en plus de trois poisons qui achèvent de l’affaiblir : la confusion des genres, les connivences et le mimétisme.

La confusion des genres est la teinture d’idéologie qui dénature le compte rendu. En France, à la différence des pays anglo-saxons, l’information se sépare très difficilement de la politique. On connaît la différence traditionnelle entre le news et les views, c’est-à-dire entre la nouvelle et l’opinion. Chez les anglo-saxons, les deux se distinguent nettement dans des pages ou des rubriques séparées. Chez nous, les deux sont très souvent fondus dans la vanité des grands acteurs des médias, qui se veulent tous éditorialistes ou chroniqueurs avant d’être de simples rapporteurs de la réalité. Ce sont eux qui forment ce que Régis Debray a appelé la médiacratie, cette couche particulière de vedettes de la plume qui régissent notre profession par leurs signatures connues, leurs commentaires qui font autorité à l’antenne ou sur le papier, et leur présence incessamment répétée dans les débats de la télévision ou de la radio.

Les connivences résultent de trois mécanismes bien implantés chez nous.

Le premier est la complicité de gens connus qui n’aiment fréquenter que des pairs partageant leur célébrité. C’est le ciment de la médiacratie. Les patrons des chaînes, des radios et de la presse, avec leur cohorte d’affidés et d’employés supérieurs, se connaissent tous, déjeunent ensemble dans les meilleurs restaurants, se concertent, nouent ensemble leurs intrigues, apaisent leurs rivalités, échafaudent leurs projets. Ce cocon au sommet s’assure d’une information aseptisée, adaptée aux clichés dominants, conforme à ses intérêts. Il ne faut ni agacer le pouvoir, ni troubler une opinion publique convenablement conditionnée. Là est la source principale de la “pensée unique” qui imbibe l’ensemble de notre information.

Le second mécanisme s’articule autour d’une des notions à la base de notre métier : celle du scoop. Pour être le premier – et pour quelques instants le seul – à donner une information, il faut agir vite, ce qui supprime souvent la vérification. Mais surtout il faut avoir des contacts, souvent haut placés, parfois secrets. Ce genre de relations se paye. Par la discrétion, mais aussi par un retour de reconnaissance. On ne compromet pas un politicien qui vous a bien renseigné, on ne défavorise pas une source qui s’est révélée utile. Beaucoup de mes confrères pratiquent le renvoi d’ascenseur qui limite parfois leurs enquêtes en interdisant de contrarier celui qui vous a fait une révélation.

Le troisième mécanisme se fonde sur la vénalité des stars. Nous touchons là à un germe de pourrissement profond de notre métier. La publicité. Non seulement elle est indispensable à la survie des médias, et par là ne peut pas s’empêcher d’influer sur leur contenu, mais elle est un élément permanent de corruption des journalistes les mieux intentionnés. Ayant été l’invité d’opérations de ce genre, je peux vous assurer que les voyages d‘information organisés par de grandes firmes industrielles ont de quoi faire flageoler les consciences les plus pures : endroits paradisiaques, restaurants de luxe, déluge de cadeaux en tous genres, gratifications en nature (pour ne pas dire parfois en espèces), rien n’est épargné pour soudoyer les bonnes volontés. On peut comprendre qu’il est difficile au retour de décrire comme une guimbarde le nouveau modèle du fabricant d’automobiles qui vous a si bien traité ou de qualifier de toxiques les derniers produits d’un géant de l’alimentation qui vous a si généreusement gâté.

Le symbole de cette inquiétante collusion entre l’information et la publicité est l’organisme qui se veut le représentant d’une partie de notre profession, et dont la plupart des médiacrates sont membres : le Presse Club de France. Je ne veux l’accuser de rien – d’autant moins que j’en fais partie parce que son restaurant est sympathique et qu’il accorde des réductions aux porteurs de cartes de presse – mais le fait que sa riche installation, comportant salles de conférences, matériels de projection, studios d’enregistrement, bibliothèque, et autres facilités confortables, soit entièrement financée par la grande industrie, ne semble pas une garantie crédible de l’indépendance totale du travail de ses habitués.

Citons enfin, pour clore ce paragraphe bassement matériel, ce qu’on appelle les “ménages”, c’est-à-dire la participation de ces présentateurs grassement rémunérés de la télévision qui se baptisent encore journalistes, aux promotions commerciales dans lesquelles ils jouent les animateurs de foire pour des honoraires disproportionnés. Jouer les camelots de luxe est un prolongement de notre métier que n’avaient pas prévu Albert Londres, ni même Pierre Lazareff ou Jean Prouvost.

Le mimétisme, enfin, est devenu pratiquement une maladie. Le traitement d’un événement important se fait de la même façon par tout le monde en un raz de marée d’imitations réciproques. Personne ne peut reprocher aux professionnels de couvrir cet événement aussi complètement que possible : c’est leur métier et leur devoir. Mais ce qui ressort du déferlement de nouvelles à propos d’une catastrophe, d’un conflit, ou d’un tournant majeur de la géopolitique mondiale, c’est trop souvent une identité d’interprétation. Les grands médias disent tous la même chose sur les causes, le contexte, les acteurs ou les conséquences. Et lorsque toutes les explications concordent, et que cet ensemble homogène est infléchi en un sens particulier pour des raisons politiques (on retrouve le poids de la pensée unique et le travers de la confusion des genres), on assiste à une véritable campagne de conditionnement de l’opinion publique qui fausse complètement la fonction du journalisme. D’autant plus que participent à l’offensive des éléments “extérieurs” qui n’ont rien de journalistique : une foule d’experts, d’intellectuels, de politiciens, plus spécialisés dans le commerce des idées (quand ils en ont) que dans la relation des faits. C’est ainsi qu’on a assisté à des mobilisations massives au service de “causes” déséquilibrées par leur partialité : la diabolisation des Serbes, la défense passionnée des minorités tchétchènes ou tibétaines, la dénonciation des réticences aux référendums sur l’Europe, la prévention exagérée de la grippe, le spectre du réchauffement climatique ou les prises de position acharnées et opposées dans le Proche-Orient. A chaque fois, un rouleau compresseur s’est mis en route, écrasant toute objection. Ce n’est plus du journalisme, c’est de l’intoxication.

3) Le récepteur, enfin, c’est le public. Tout le monde connaît la chute spectaculaire de la diffusion des grands médias écrits. Au début du XXe siècle, les quotidiens généralistes français diffusaient plusieurs millions d’exemplaires, et comptaient encore des dizaines de titres après la Libération. Aujourd’hui, ils ne sont plus que quatre – Ouest-France, Le Parisien, Le Monde et Le Figaro – à péniblement atteindre les 400.000 exemplaires. De 3,8 millions de quotidiens vendus en en 1974, on est passé à 1,9 million en 2007.

Bien sûr, cette désaffection des lecteurs a de multiples causes. L’apparition de l’internet, la concurrence de la télévision, la naissance des journaux gratuits, la réduction des budgets publicitaires, pour n’en citer que quelques-unes. Mais à voir le succès qui ne se dément pas de l’organe qu’on peut considérer comme le meilleur de la presse française – Le Canard Enchaîné – on peut se demander à juste titre si le contenu de nos médias ne joue pas, lui aussi, un rôle déterminant. Ce n’est pas un hasard si Jean Yanne, qui savait bien représenter la gouaille populaire, disait : “Je ne mens jamais, sauf quand je lis le journal à haute voix.”

Est-ce à dire que tous les journaux mentent ? Non, bien sûr, ce n’est pas si simple. Beaucoup de mes confrères exercent leur métier en respectant un vieil adage : “L’impartialité est un rêve, l’honnêteté est un devoir.” Le problème est que les plus honnêtes sont à la base, et que la probité professionnelle se raréfie en montant dans la hiérarchie. Et cette hiérarchie, dont l’argent tue bien souvent la conscience, génère une information faussée responsable en grande partie de la désaffection de son public.

En fin de compte, la combinaison d’un journalisme coulé dans le moule culturel de l’atlantisme néo-libéral de nos dirigeants, perméable aux pressions du pouvoir, orienté par une médiacratie plus ou moins vénale, poussé à la déférence par les menaces sur la liberté d’expression, plus attaché à fouiller l’intimité des notables qu’à explorer l’actualité et présenté au public par des médias aux réactions généralement similaires, n’est pas de nature à exalter les foules. Le Monde est devenu le terne porte-parole de la bonne conscience bourgeoise, le sirop de droite du Figaro rivalise en sucrerie avec la confiture de gauche de Libération, et Paris-Match salive chaque semaine devant les célébrités en sortant son pot de pommade mondain. Ne parlons pas des tirages de la presse “people” qui écrasent ceux des illustrés classiques, témoignant de la primauté du spectacle en trompe-l’œil sur le tableau de la réalité.

Même l’internet, support désormais indispensable de l’information indépendante, ne secoue l’inertie qu’avec du retard. On a vu signaler récemment – notamment dans Libération – les révélations de WikiLeaks sur le naufrage militaire américain en Afghanistan, mais il a fallu vraiment le choc d’un énorme scoop – la découverte de milliers de documents internes de l’armée US – pour réveiller nos journaux. Alors que nous publions depuis des années le même genre de témoignages sur les guerres honteuses de l’empire dans notre mensuel B. I. sans susciter le moindre écho dans les grands médias.

Ce journalisme léthargique et boiteux est condamné avec le système qui l’a secrété. En attendant qu’il disparaisse, on peut rappeler ce qu’un vieux sage, Lao Tseu, a dit, il y a bien longtemps : “Les vraies paroles ne sont pas belles, les belles paroles ne sont pas vraies” . Notre acquis le plus précieux aujourd’hui est l’internet. Il faut en préserver la liberté à tout prix. Tout n’y est pas utilisable, loin de là. Nous devons y appliquer les méthodes de tri et de vérification qui sont la déontologie de notre métier. Mais à défaut de bouleversement social – qui est plus l’affaire des militants que des journalistes – il nous aide souvent à remplacer la langue de bois de nos grands médias par un peu de vérité. Et comme disait Lénine ­– qui n’a pas toujours respecté sa belle formule : “Seule la vérité est révolutionnaire”.

Louis Dalmas