L’économiste japonais Takuro Morinaga propose de majorer l’impôt des célibataires au physique avantageux et de diminuer celui des laids. Une mesure polémique qui permettrait, selon lui, de résoudre d’un coup plusieurs des problèmes dont souffre la société nippone.

Monsieur Morinaga, l’idée de taxer les beaux gosses – que vous avez lancée récemment dans une émission de télévision – fait le buzz sur Internet. De quoi s’agit-il ?

TAKURO MORINAGA : Il s’agit de classer les hommes célibataires en quatre grandes catégories – les beaux gosses, les normaux, les moyennement laids et les laids – et de majorer de 100 % le taux d’imposition applicable aux beaux, ce qui doublerait leur impôt sur le revenu. Les moyennement laids, en revanche, bénéficieraient d’une réduction de 10 % et les laids de 20 %. Actuellement, l’impôt sur le revenu est un impôt progressif comprenant six taux qui augmentent en fonction de la tranche de revenus : 5 %, 10 %, 20 %, 23 %, 33 % et 40 %. Dans le cas d’un beau gosse jouissant de revenus confortables situés dans la tranche supérieure, le taux d’imposition serait de 80 %. Si l’on y ajoute les impôts locaux, qui prélèvent 10 %, un jeune homme beau et riche de surcroît laisserait 90 % de ses revenus au fisc.

Comment, selon vous, cette mesure peut-elle servir à enrayer la hausse du nombre des célibataires dans notre pays et le phénomène des mariages de plus en plus tardifs ?

Ce qui m’a le plus choqué lors du dernier recensement [en 2010], c’est de voir que près de 50 % des hommes japonais âgés de 30 à 35 ans étaient toujours célibataires. Comment expliquer ce phénomène ? Le système de l’emploi à vie s’est effondré dans notre pays [depuis l’éclatement de la bulle financière, au début des années 1990] et la pratique du mariage à vie qui était soutenue par ce dernier s’est écroulée à son tour. Autrefois, les voisines qui se mêlent de tout ou l’épouse d’un supérieur se proposaient spontanément pour jouer les entremetteuses pour les jeunes hommes, même pour ceux qui avaient un physique ingrat. C’étaient ces “enquiquineuses” qui distribuaient les occasions de rencontres en organisant des sorties entre jeunes gens. A l’époque, elles pouvaient se permettre d’avancer aux jeunes femmes en âge de se marier l’argument suivant : “Même s’il n’est pas très séduisant, il travaille dans une bonne entreprise. Avec lui, tu seras tranquille toute ta vie !” Mais, aujourd’hui, avec la fin du système de l’emploi à vie, le travail et les revenus sont fondés sur le mérite. De plus, on assiste actuellement à la faillite du système national de retraite. Désormais, seule une poignée d’hommes possèdent à la fois la stabilité de l’emploi, la stabilité des revenus et la stabilité des vieux jours, qui compensaient autrefois le manque d’attrait physique. Ces marieuses de notre entourage, aussi bien intentionnées soit-elles, ne peuvent plus jouer leur rôle en étant sûres de leur fait.
Les femmes ne pouvant plus juger les hommes dans une perspective à long terme, elles se concentrent sur ceux qui leur plaisent au premier coup d’œil. D’où l’émergence des ikemen [équivalent de “beau gosse”, ikemen est un néologisme formé à partir de iketeru, “cool, attirant”, et de l’anglais men, les hommes]. C’est terrible ! Aujourd’hui, le fait qu’un beau gosse sorte avec deux ou trois femmes en même temps ne choque plus personne, alors qu’autrefois on l’aurait accusé d’être un coureur et de jouer double jeu ! Actuellement, au Japon comme aux Etats-Unis, l’écart économique entre le 1 % de gagnants et les 99 % de perdants pose problème, mais il y a une disparité bien plus importante entre les hommes, fondée sur leur capacité à séduire les femmes. Selon moi, seul l’argent permet de réduire cet écart. En s’appuyant sur les résultats d’une enquête sur la structure de l’emploi, une cellule de réflexion a calculé le nombre d’hommes mariés chez les 25-30 ans selon les tranches de revenus. Elle a mis en évidence que plus de 70 % des hommes ayant un revenu annuel de plus de 10 millions de yens [environs 95 000 euros] étaient mariés. En revanche, plus le revenu baissait, plus le nombre de mariages diminuait et, à l’approche du million de yens [9 500 euros], seul un homme sur six était marié. J’ai posé la question suivante à mes étudiantes de l’université Dokkyo [dans la banlieue de Tokyo] : “Entre un beau gosse pauvre et un moche riche, lequel choisiriez-vous pour mari ?” A ma grande surprise, les deux options ont remporté le même nombre de suffrages.

En tant que femme, ce résultat ne me surprend pas tant que ça… (rires). Comme vous avez posé la question à des étudiantes, ce résultat est tout à fait normal. Si elles avaient été un peu plus âgées, je suis certaine que les moches riches l’auraient emporté largement.
N’est-ce pas ?

Le seul moyen pour les laids de rivaliser avec les beaux, c’est l’équilibrage des revenus. La méthode la plus simple est de taxer les beaux mecs qui ont le monopole de la séduction.

Nous voici dans le vif du sujet !

Taxer les beaux – et en particulier ceux d’entre eux qui ont des revenus élevés – permettra d’affaiblir leur position et d’accroître les chances des laids. Les laids, qui n’avaient pas accès jusqu’à présent au marché du mariage, seront plus confiants du fait de l’augmentation de leurs revenus due à la réduction d’impôt. Si les revenus des beaux sont plus faibles que ceux des laids, les femmes en viendront à réviser leurs critères de choix. On pourra par conséquent limiter la progression du célibat, et le taux de natalité cessera de chuter. De plus, la baisse de recettes fiscales provenant des contribuables laids sera largement compensée par ce qu’auront à verser les beaux. Si l’on affecte ce surplus à la protection sociale, le financement des retraites sera facilité et l’avenir du Japon sera plus radieux.

Qui sera chargé de juger qu’un homme est beau ou laid ?

On créera un conseil d’évaluation de la beauté où siégera un jury composé de cinq femmes tirées au sort, qui devront rendre un jugement à la majorité, comme les jurés dans un procès. Je sais que certains contestent ce système, arguant que la disparité des goûts risque de rendre le verdict difficile, mais je ne pense pas qu’il y ait de tels écarts. Si les femmes avaient vraiment des goûts très différents les unes des autres, alors on ne serait pas dans la situation actuelle, où une poignée de beaux gosses seulement monopolisent le succès.

Parlons à présent des inégalités entre les femmes. Quelle est votre proposition pour les corriger ? AERA a publié dans un précédent numéro une enquête réalisée auprès de 200 femmes sur le montant que les hommes avaient déboursé pour elles jusqu’à ce qu’elles atteignent l’âge de 40 ans. Figurez-vous que trois d’entre elles ont répondu qu’elles avaient reçu l’équivalent de plus de 20 millions de yens [190 000 euros]. Certaines avouent même qu’elles n’ont jamais eu besoin de leur portefeuille lorsqu’elles sortaient avec un homme. Il semblebien qu’on ait le même problème du côté des femmes : seules les jolies femmes sont avantagées.

J’étudie depuis longtemps les femmes fatales. Et les femmes qui séduisent les hommes et les mènent par le bout du nez ne sont pas forcément des beautés. Pour plaire aux hommes et profiter de leurs largesses, c’est la manière – les gestes, les manœuvres – qui compte, plus que l’apparence. Certaines femmes ont l’art de se faire entretenir, indépendamment de leur physique. Pour celles-là, il faudrait que leur revenu imposable soit calculé en fonction des avantages en nature qu’elles reçoivent des hommes.

Que pensez-vous de la taxe sur les hommes célibataires, dont la mise en place a sérieusement été envisagée [en 1941] comme mesure incitative au mariage ?

Si l’on taxe les célibataires, tous les hommes, y compris les moyennement laids et les laids désireux de se marier, seront imposés et donc pénalisés… Ils seront alors encore plus démunis, perdant toute chance de trouver une épouse et devront faire une croix sur leur descendance. Je pense que l’impôt sur les beaux gosses devrait être sérieusement envisagé en tant que mesure d’incitation au mariage plus égalitaire.

CONTEXTE un économiste du célibat

Né en 1957, Takuro Morinaga est professeur d’économie à l’université Dokkyo, dans la banlieue de Tokyo. Ses interventions régulières à la télévision et à la radio font de lui un personnage très médiatique. Surnommé Moritaku, ce touche-à-tout s’exprime sur les sujets les plus divers, de la politique aux mangas et aux jeux vidéo. Ses idées volontiers provocatrices suscitent souvent de nombreuses réactions chez les internautes. La proposition de majorer le taux d’imposition des hommes beaux et riches, qu’il a faite il y a un mois sur la chaîne Nippon TV, a été applaudie par les téléspectateurs masculins, d’autant qu’elle touche à un sujet sensible au Japon : le problème du vieillissement de la population, très aigu dans le pays, est aggravé par la baisse de la natalité, qui découle de la diminution du nombre de mariages dans le pays. Takuro Morinaga s’intéresse depuis longtemps à la question des célibataires, et a notamment publié deux livres sur le sujet : Akujo to shinshi no keizaigaku (Les sciences économiques de la femme fatale et du gentleman, 1996), et Hikon no susume (Incitation au célibat, 1997).

Comme il l’explique dans l’interview que nous publions ici, c’est la crise économique qui est responsable de la baisse du nombre de mariages chez les Japonais : le revenu annuel moyen d’un homme trentenaire a chuté en l’espace de dix ans, passant d’environ 47 000 euros à 28 000, celui d’une femme du même âge étant nettement inférieur à ce montant. Or les femmes continuent à chercher un conjoint ayant un revenu au moins deux fois supérieur au leur, ce qui est le cas de 3,5 % seulement des trentenaires actifs.

Si les Japonaises continuent à se fixer des critères qui semblent aussi peu réalistes, c’est essentiellement par besoin de sécurité. Etant donné les difficultés qu’elles ont à concilier vie de famille et vie professionnelle, beaucoup cessent de travailler quand elles se marient et envisagent de faire des enfants. D’où la nécessité d’avoir un conjoint gagnant bien sa vie. Par ailleurs, la proportion d’hommes quinquagénaires n’ayant jamais été mariés s’est accrue de façon significative ces quarante dernières années : alors que ce taux ne dépassait pas 1 % dans les années 1970, il a atteint 16 % en 2011, soit pratiquement le double de celui des femmes. Dans le mensuel Cyzo, la sociologue Kiriu Minashita explique cette dissymétrie entre les deux sexes par le fait que les femmes sont monopolisées par une poignée d’hommes possédant vraisemblablement une bonne situation.

Propos Recueillis Par Shiho Naoki