(Extrait d’une conférence de Krishnamurti donnée à Bombay, le 12 mars 1950)

Pourquoi transformons-nous en problème tout ce que nous touchons? Nous avons fait de Dieu un problème, nous avons fait de l’amour un problème, nous avons fait un problème de la relation, de la vie, et de la sexualité aussi.

Pourquoi? Pourquoi tout ce que nous faisons pose-t-il problème? Pourquoi acceptons-nous d’être écrasés par les problèmes?
Pourquoi n’y mettons-nous pas fin? Pourquoi ne savons-nous pas mourir à nos problèmes, au lieu de les perpétuer jour après jour, année après année? La sexualité soulève de toute évidence une question pertinente, mais il en est une autre plus fondamentale: pourquoi faisons-nous de la vie un problème?

Le travail, le sexe, l’argent qu’il faut gagner, les pensées, les sentiments, les expériences – bref, tout ce qui constitue la vie – pourquoi tout cela est-il aussi problématique?

Ne serait-ce pas essentiellement parce que notre pensée part toujours d’un point de vue donné, d’un point de vue fixe? Notre pensée procède toujours en partant du centre pour aller vers la périphérie, mais chez la plupart d’entre nous, la périphérie nous tient lieu de centre, de sorte que tout ce que nous touchons est superficiel. Or la vie n’est pas superficielle, elle exige d’être vécue dans son intégralité. Et parce que nous ne vivons que superficiellement, nous ne connaissons que réactions superficielles. Quoi que nous fassions au niveau périphérique, cela suscite inéluctablement un problème, et c’est ainsi que va notre vie – nous vivons dans le superficiel, et nous nous contentons de vivre à ce niveau, avec tous les problèmes liés au superficiel.

Les problèmes persistent donc tant que nous vivons dans le superficiel, à la périphérie – cette périphérie étant le « moi » et ses sensations, qui peuvent s’extérioriser ouvertement ou s’exprimer de manière subjective, et qui peuvent être identifiées à l’univers, à la patrie, ou toute autre notion élaborée par l’esprit, les facultés mentales. Tant que nous vivons dans un périmètre circonscrit à l’esprit, les complications, les problèmes sont inévitables, et nous ne connaissons rien d’autre. L’esprit, c’est la sensation, c’est le résultat d’une accumulation de sensations et de réactions, et tout ce qu’il touche est forcément source de malheur, de confusion, et d’éternels problèmes. C’est l’esprit qui est la véritable cause de nos problèmes, cet esprit qui fonctionne mécaniquement jour et nuit, consciemment et inconsciemment.

L’esprit est quelque chose d’extrêmement superficiel, et nous avons continué, génération après génération – et nous passons toute notre vie – à cultiver l’esprit, à le rendre de plus en plus habile, de plus en plus subtil, de plus en plus rusé, de plus en plus malhonnête et retors – et notre vie en donne maints exemples flagrants. La nature même de notre esprit est d’être malhonnête, retors, incapable d’affronter les faits, et là est la source des problèmes, c’est en cela même que réside le problème.

Que signifie pour nous, en fait, ce problème du sexe? Est-ce l’acte sexuel lui-même qui est en cause, ou les pensées qui s’y rattachent? Ce n’est assurément pas l’acte. L’acte sexuel ne vous pose pas le moindre problème, pas plus que l’acte de manger ne fait problème pour vous. Le problème est-il donc l’acte sexuel, ou le fait d’y penser? Pourquoi y songez-vous tant? Pourquoi en faites-vous un tel événement? Le cinéma, les magazines, la mode, tout concourt à focaliser votre pensée sur le sexe. Pourquoi l’esprit en fait-il tout un événement, pourquoi même y songe-t-il? Pourquoi le sexe est-il devenu le problème crucial de votre vie? Alors que tant de choses réclament, requièrent votre attention, vous la focalisez entièrement sur des pensées liées à la sexualité. Pourquoi cela préoccupe-t-il tant votre esprit? Parce que le sexe, c’est l’échappatoire suprême.

C’est la voie ultime vers l’oubli de soi absolu. L’espace d’un instant, au moins pour une seconde, c’est l’oubli total – et il n’existe pas d’autre moyen de s’oublier soi-même. Tout ce que vous faites d’autre dans la vie ne fait que mettre en valeur le « moi », l’ego. Votre travail, votre religion, vos dieux, vos leaders, vos actes politiques et économiques, vos fuites, vos activités sociales, votre adhésion à un parti et votre rejet d’un autre – tout cela valorise le « moi » et lui donne de la force. Autrement dit, l’acte est le seul qui ne soit pas centré sur le « moi », d’où le problème. Car lorsqu’on n’a dans sa vie qu’une seule chose qui soit la voie royale vers la fuite absolue, l’oubli total de soi-même, ne serait-ce que pour quelques secondes, on s’y accroche, car c’est l’unique moment où l’on soit heureux. Tous les autres problèmes que l’on rencontre deviennent un cauchemar, une source de souffrance et de douleur, on s’accroche donc à cette unique chose qui donne cet oubli total de soi-même qu’on appelle le bonheur. Mais lorsqu’on s’y accroche, il se change à son tour en cauchemar, parce qu’on veut alors s’en libérer ; on ne veut pas en devenir esclave. Alors, on invente, toujours à partir de l’esprit, l’idée de chasteté, de célibat, et l’on essaye de vivre dans le célibat, d’être chaste, par le recours au refoulement, au renoncement, à la méditation, à toutes sortes de pratiques religieuses, tout cela n’étant que des manœuvres de l’esprit, visant à le couper des faits. Mais là encore, cela ne fait que renforcer l’ego, qui s’efforce de devenir quelque chose ; et l’on se retrouve une fois de plus en proie à la souffrance, aux difficultés, à l’effort, à la douleur.

Ainsi, le sexe devient un problème extrêmement difficile et complexe tant que l’on ne comprend pas l’esprit qui réfléchit à ce problème. L’acte sexuel lui-même ne peut en aucun cas faire problème, mais les pensées qui y sont liées suscitent le problème. L’acte, vous le préservez, soit en menant une vie dissolue, soit en trouvant à satisfaire vos désirs dans le mariage. Or il va de soi que le problème ne peut être résolu que lorsqu’on comprend dans leur globalité le processus et la structure du « moi » et du « mien »: ma femme, mon mari, mon enfant, ma propriété, ma voiture, ma réussite, mes succès ; et tant que vous n’aurez pas compris et résolu tout cela, la sexualité continuera à vous poser problème. Tant que vous serez ambitieux – sur le plan politique, religieux, ou sur tout autre plan – tant que vous mettrez l’accent sur l’ego, le penseur, celui qui est le lieu de l’expérience, en le nourrissant d’ambitions, que ce soit en votre nom propre, à titre individuel, ou au nom de la patrie, ou du parti, ou d’une idée que vous appelez religion, tant qu’existera cette activité d’expansion de l’ego, la sexualité fera forcément problème pour vous.
Car il est un fait que d’une part vous entretenez, vous gonflez votre ego, et d’autre part vous essayez de vous oblitérer, de vous noyer dans l’oubli, ne serait-ce que pour un bref instant. Comment ces deux situations peuvent-elles coexister? Votre vie est donc pétrie de contradictions on exalte le « moi », et on veut l’oublier.

Le problème, ce n’est pas le sexe, mais cette contradiction dans votre vie, et cette contradiction ne peut pas être résolue par l’esprit, puisque l’esprit lui-même est une contradiction. La contradiction ne peut être comprise qu’une fois pleinement compris tout le processus de votre existence. Les films que vous allez voir, les livres qui stimulent la pensée, les magazines montrant des corps à demi nus, la façon dont vous regardez les autres, les regards furtifs qui se posent sur vous – tout cela encourage l’esprit de manière détournée à exalter le moi ; et, en même temps, vous essayez d’être bons, aimants, tendres. Les deux choses sont incompatibles.

L’ambitieux – dans la sphère spirituelle ou autre – ne peut en aucun cas échapper aux problèmes, car les problèmes ne cessent que lorsqu’on oublie l’ego, lorsque le « moi » n’existe plus ; et cet état de non-existence du moi n’est pas un acte délibéré, et ce n’est pas une simple réaction. Le sexe devient une réaction, et lorsque l’esprit s’efforce de résoudre le problème, il devient encore plus confus, plus embarrassant, plus douloureux. Le problème n’est donc pas l’acte sexuel, mais l’esprit – l’esprit qui décrète qu’il doit être chaste. Or la chasteté n’est pas du domaine de l’esprit. L’esprit ne peut que réfréner ses propres activités, et la répression des instincts n’est pas la chasteté. La chasteté n’est pas une vertu, la chasteté ne se cultive pas. Celui qui cultive l’humilité n’est assurément pas un homme humble ; il baptise son orgueil du nom d’humilité, mais il est orgueilleux, et c’est pourquoi il cherche à devenir humble. L’orgueil ne peut jamais se faire humble, et la chasteté n’est pas une chose dépendant de l’esprit – on ne peut pas « devenir » chaste. Vous ne connaîtrez la chasteté que lorsque l’amour sera là, et l’amour ne dépend pas de l’esprit ni d’une chose liée à l’esprit.

Ainsi, le problème de la sexualité, qui torture tant d’individus dans le monde entier, ne pourra être résolu que lorsqu’on comprendra l’esprit, le fonctionnement de la pensée. Nous ne pouvons pas mettre fin au processus de pensée, mais la cessation de la pensée coïncide avec celle du penseur, or le penseur ne cesse d’exister que lorsque intervient la compréhension de tout ce processus. La peur naît lorsqu’il y a division entre le penseur et sa pensée ; lorsqu’il n’y a plus de penseur, alors et alors seulement s’abolit tout conflit au sein de la pensée. Ce qui est implicite ne nécessite aucun effort de compréhension. Le penseur vient à l’existence par l’intermédiaire de la pensée ; le penseur s’évertue alors à modeler, à contrôler ses pensées, ou à y mettre fin. Le penseur est une entité fictive, une illusion de l’esprit. Lorsqu’on prend conscience de la pensée en tant que fait, il devient superflu de penser au fait. Si l’on met en œuvre une conscience simple, sans choix, alors ce qui est implicite dans le fait commence à se révéler. Et, ainsi, la pensée en tant que fait prend fin. Vous verrez alors que les problèmes qui nous déchirent le cœur et l’esprit, les problèmes de nos structures sociales, peuvent être résolus. La sexualité cesse à ce moment-là d’être un problème, elle prend sa juste place, elle cesse d’être quelque chose de pur ou d’impur.

Le sexe a droit à sa place légitime, mais lorsque l’esprit lui accorde une importance excessive, il devient alors un problème. L’esprit accorde au sexe une place prééminente parce qu’il ne peut pas vivre sans un certain bonheur, et c’est ainsi que la sexualité devient problématique ; mais lorsque l’esprit comprend tout le processus qui est le sien, et touche donc à son terme, c’est-à-dire lorsque la pensée cesse, alors est un état de création, et c’est cette création-là qui nous rend heureux. Cela n’est pas une réponse abstraite aux problèmes quotidiens liés à la sexualité – c’est l’unique réponse. L’esprit nie l’amour, or sans amour il n’est pas de chasteté. C’est parce que l’amour est absent que vous faites du sexe un problème.

Krishnamurti