Le 26 décembre dernier, deux mois après avoir écrit ce papier, Nicolas a perdu la bataille qu’il menait contre son cancer. C’est sans tabou et avec humanité qu’il en parle dans ces quelques lignes. Son but était de faire abstraction du milieu hospitalier et de parodier True Hollywood Story en l’honneur des célébrités qui ont affronté et combattu le cancer. Les gens qui ont édité et publié ce texte ont eu l’honneur de le rencontrer et de devenir ses potes. Repose en paix, Coco !

J’écris ces lignes depuis les chiottes de l’hôpital, un ordinateur posé sur mes genoux, pendant qu’une orgie de pigeons se tient à ma droite. Six pigeons copulent ouvertement à 30 centimètres de moi, sur le balcon, pendant que 10 autres bombardent le toit de leur merde dégoulinante. Je suppose que je vais devoir puiser mon inspiration dans la pile de déchets de 2 mètres qui pourrit dans la cour de l’hôpital. J’observe depuis ma fenêtre la banlieue de Sofia, en Bulgarie, où s’étendent les montagnes Vitosha. Je remarque les feux de forêt – ils me brisent le cœur. Depuis ce matin, la constipation causée par ma chimio s’est transformée en diarrhée, en abondants saignements de nez, en intenses convulsions et en crampes. Quant à l’inspiration, je l’ai perdue avant même qu’elle ne vienne.

Je me suis toujours dit que je titrerais cet article par « Tout ira bien ». C’est une promesse que je me suis faite pour me sentir mieux – beaucoup mieux, même. Encore une fois, je me demande combien de temps encore je vais devoir nager à contre-courant, la bouche ouverte, dans cette rivière de merde. Croire au retour des beaux jours ne vous prépare en rien au jour où le destin viendra planter sa faux dans votre dos. Là, rien n’ira plus.

Je suis vieux en tous points ; mais je ne suis pas âgé. En l’espace de quelques mois, j’ai souffert de toutes les maladies et de tous les maux dont un homme peut souffrir. M’allonger et respirer sont devenus deux choses totalement incompatibles – je dormais sur une chaise, les bras croisés sur la poitrine. Et puis, j’ai été pris d’une méchante toux, que j’ai décidé d’éradiquer à l’aide de vodka, de vin et de musique populaire lors d’un festival de deux jours quelque part dans la campagne bulgare. Je me disais : « Je dois avoir une pneumonie. » « Tu aimerais bien que je sois une pneumonie », me disait la tumeur. Le pneumologue était décontenancé : « Je ne vais pas vous mentir, elle est énorme. Elle pèse 2 kg et est quasiment aussi grosse que votre tête. Allez passer un scanner et croisez les doigts – il y a des chances que ce soit bénin. »

Je me répétais que tout irait bien. « Félicitations monsieur, vous venez de développer une tumeur de la taille d’un fœtus, à l’âge de 23 ans. »

« On ne sait pas encore totalement ce que c’est, mais nous espérons le savoir suffisamment tôt, m’ont ils dit. Bienvenue dans le service d’oncologie. Faites comme chez vous. »

Je me suis dit que j’allais faire avec. Une tumeur, une tumeur… L’important c’est d’être en vie. Je vais buter cette saloperie à coups d’alcool et de conneries. Les docteurs m’avaient averti que j’allais commencer une chimio intensive et toxique, censée « me rendre malade et me clouer au lit ». J’ai ri intérieurement. Aucun d’eux n’avait seulement une vague idée des gueules de bois auxquelles j’avais survécu jusque là. En comparaison, cette chimio ne pouvait être qu’un séjour en thalassothérapie. Alors voilà, je n’avais plus qu’à me lancer, à éradiquer cette merde et tout allait rentrer dans l’ordre.

C’était le début d’une putain de fête de la chimio. « Un autre cocktail s’il vous plaît, c’est le ministère de la santé qui rince ! » Je disais à mes amis de m’apporter des clopes, de l’héroïne et du saucisson. Je m’habituais un peu à la chimio, je me sentais légèrement mieux ; je passais le plus clair de mon temps à lire, à regarder le tennis à la télé et à me goinfrer des mets raffinés – j’ai même empoché quelques centaines d’euros en faisant des paris en ligne. Peu de temps après, on a découvert que j’avais développé une résistance au traitement et que la tumeur avait encore grossi. Ils ont donc décidé de me soumettre à une autre chimio, une censée marcher, cette fois-ci. « Relaxez-vous, disaient-ils. Tout ira bien. »

C’est là que les choses se sont gâtées. Les effets secondaires se sont manifestés ; j’avais un arrière-goût en bouche qui me donnait l’impression de m’être nourri de cadavres, les nausées rythmaient mes journées et je développais un odorat à en faire pâlir un chien de chasse. Je pouvais sentir la peau des gens, leurs cheveux ou leurs fringues à 5 mètres. L’haleine des gens était similaire à des trucs morts, exposés au soleil pendant une semaine. Quant au chewing-gum, j’ai remarqué qu’il transformait l’haleine humaine en un truc à mi-chemin entre la menthe et un animal crevé. Le frigo puait plus encore que les chiottes. Partout, je reniflais la mort.

Des injections dans la colonne vertébrale, des prélèvements extraction de moelle osseuse : le cancer devrait figurer sur la liste des 100 trucs à faire avant d’avoir 30 ans. Il permet d’apprécier les petites choses simples comme par exemple, réussir à respirer. Respirer aide pas mal lors des rapports sexuels. Aïe.

Nous sommes au mois de juillet, il fait 40 degrés dehors et bien plus dans la chambre d’hôpital. L’air est chargé ; et pour cause, nous sommes 3 dans la chambre et la fenêtre est aussi large que l’anus d’un tapir. Je dois passer 80 heures sous perfusion. Kiro, le vieillard de Samokov qui occupe le lit à côté de moi dispose d’un cathéter et son urine, qui est recueillie dans un sac en plastique et soumise à la chaleur du soleil, s’évapore dans la pièce. Le moindre de ses mouvements dégage une odeur si forte que j’ai le sentiment de faire des inhalations dans une fosse septique. En 4 jours, j’ai vomi 25 fois. Puis 40 fois. J’aime bien vomir, j’aime bien le soulagement que je ressens sur le moment.

De l’autre côté de la chambre, il y a Vako, un théoricien conspirationniste qui hait les reptiles et les juifs. Il a une peur bleue des aiguilles et se pisse dessus à chaque fois qu’il doit donner son sang – il doit donner son sang chaque putain de matin.

J’ai rencontré un tas d’autres gens merveilleux. Milovan, originaire de la petite ville minière de Pernik, ne s’est pas lavé depuis 23 jours et a instauré un rituel consistant à roter 4 fois après chaque repas, à laisser échapper quelques pets, à se tourner puis à dormir. Bay Ivan de Dupnitza avait 57 ans, il a passé sa vie à fumer, à boire et à être en contact avec des produits toxiques. Il a attrapé la leucémie et a essayé de se guérir seul en buvant du whisky a jeun, refusant systématiquement d’aller consulter un médecin. Le gros dur des Balkans par excellence. Quand il s’est allongé à côté de moi, il avait l’air de taper dans les 80 ans et n’avait plus de dents. Il a clamsé dix jours plus tard.

Des cadavres ont été évacués de ma chambre à deux reprises. Le service compte deux malades mentaux – un homme et une femme qui se mettent à gémir dès que quelqu’un les touche et dont la voix sinistre résonne dans tout le complexe hospitalier, tétanisant le reste des patients. Aujourd’hui, un mec a vomi à mes pieds, et puis il est mort. Dans les sanitaires, trois types chient la porte ouverte en déblatérant géopolitique. Dans les toilettes en face de la salle d’examens, quelqu’un a chié par terre – pile devant la cuvette.

C’est ainsi que se sont déroulés mes six premiers mois dans ce monde merveilleux qu’est un service d’oncologie. J’ai décidé de combattre ce cancer et de publier ensuite mon premier bestseller, Des sushis, du sexe et un pari risqué : ma lutte contre le cancer. Mais là pour l’instant, tout ce qui me reste à faire c’est lancer les dés et croiser les doigts. Mais vous savez quoi ? Tout ira bien.

REP Coco Rachev (1988 – 2012)

Coco Rachev