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Voici un thème fascinant qui nous mène de nos assiettes à l’histoire et au futur de notre espèce. Les champignons constituent des organismes extrêmement riches autant de par la variété des espèces apparentées que par les propriétés de celles-ci. Ils jouent par ailleurs un rôle très particulier concernant l’équilibre physique de notre biosphère et l’évolution psychique de notre espèce. Je tenterai dans cet article de mettre en parallèle certaines des spécificités et des enjeux liés aux champignons, partant des aspects biologiques pour ensuite évoquer les aspects psychiques, rituels, pour ensuite retomber sur nos pattes matérielles, avec, je l’espère de nouvelles pistes d’étude en tête.

Pour commencer, il me plaît de mentionner que cet organisme a une propension à la symbiose particulièrement prononcée que ce soit au sein de son écosystème ou avec l’esprit humain, voire l’Esprit dans ses multiples manifestations. Les champignons participent en effet activement au partage d’informations (sous toutes ses formes, notamment des nutriments, bactéries et autres que nous n’avons sans doute encore ni vu dans nos microscopes ni nommés dans nos imaginaires) entre les arbres, plantes et autres organismes vivants. Il existe plus de 70000 espèces recensées apparentées aux champignons. Le genre se distingue en plusieurs types très distincts, funghis, mycetozoa et autres noms… Mais ce qui nous intéresse ici est l’échange, ils se nourrissent en effet de nombreux membres des règnes minéral et végétal et nourrissent en retour… Le réseau souterrain de mycéliums et d’organismes qui communiquent donne le vertige. Il faut s’imaginer une toile d’araignée multidimensionnelle répandue à travers le globe et mêlant de nombreuses espèces dans un subtil tissage…

raisonplusfaibleLe vertige est d’autant plus prononcé une fois lié à l’histoire de notre espèce et à son présent… Quelle place pour les champignons, dans l’esprit et dans la biosphère? Quel rôle dans l’évolution de nos consciences? Sur ce propos, je vais citer quelques lignes de Jean-Marie Pelt établissant une analogie entre les champignons, les symbioses du vivant et Internet: « Avec la conscience apparaît chez l’homme un potentiel nouveau: l’interfécondité de ses rencontres avec ses semblables. (…) La sphère psychique s’apparente par-là davantage aux modes d’interfécondité des bactéries qui échangent librement leurs gènes comme nous échangeons librement nos idées. Dès lors, le champ des possibles se dilate à l’infini. Mais, à la différence des barrières génétiques, celles-ci [les barrières entre les hommes et leurs cultures] peuvent être franchies – les conversions sont toujours possibles dans les deux sens – ou dépassées par le dialogue et le partage. (…) Cette potentialité propre à l’homme vient littéralement d’exploser sous nos yeux avec l’invasion des moyens modernes de communication. Internet a changé la face du monde. Pour l’humanité commence une nouvelle aventure dont on est en droit d’attendre le meilleur, même si nul ne méconnaît le moins bon dans les excès de toute nature qu’engendre une technologie émergente et invasive. (…) Le village planétaire cher à MacLuhan donnera-t-il corps à la belle intuition de Teilhard de Chardin qui voyait les Monades humaines communier et converger vers un “point Omega” symbolisant une humanité unie et réconciliée? S’enrichir spirituellement des rencontres, aimer partager matériellement et moralement, placer l’autre au cœur de sa vie: tel est le champ des possibles qui s’ouvre à l’homme émergeant à la conscience.”[1]

Et justement, concernant l’émergence de la conscience, les champignons et autres plantes aux vertus psychoactives jouent un rôle majeur sur l’évolution de l’épopée humaine. Peut-être même surestimée dans certaines analyses, bien trop négligée voire déniée dans de nombreux cas. Il est intéressant à ce propos de se renseigner sur les diverses pratiques chamaniques et les nombreuses études de ce phénomène sur le plan anthropologique et/ou scientifique. Wade Davis, ethnobotaniste canadien et auteur de nombreux travaux remarquables sur les différentes cultures humaines, met en perspective dans ses ouvrages les liens entre la connaissance de la nature, des plantes et notamment des champignons chez les shamans et nos connaissances scientifiques les plus poussées. La communication des shamans par ‘voir directe’ avec leur environnement leur donne une connaissance des vertus thérapeutiques ou nutritionnelles de plantes qui nécessitent de longues et délicates expériences en laboratoire pour être dépistées et confirmées. Il se fait en cela le promoteur d’un dialogue entre ces deux approches du savoir tout à fait complémentaires.

Une autre référence sur ce sujet me semble être le livre de Terence McKenna, “La nourriture des Dieux”. Un travail d’analyse sérieux sur les différents indices laissés à travers le temps jusqu’à nos jours concernant le rôle psychique et spirituel des champignons, mais pas seulement… Il mentionne des substances telles que le café, l’alcool ou encore le tabac. Notre espèce, comme tout le reste du vivant, échange des informations de diverses natures… certaines même parasitaires… sur tous les plans. Il est intéressant de voir en cela que divers produits induisent différents effets (quelle révélation!)… que le café, le sucre, les boissons énergisantes, les drogues excitantes en général sont en phase avec un monde penché sur la productivité, la croissance, l’accumulation de biens et de faits matériels… que d’autres drogues accompagnent mieux le temps du rêve, l’exploration des différentes dimensions, niveaux de conscience… que des êtres qui se passent de toutes substances exogènes expérimentent des phénomènes de conscience proches, qu’une même personne peut mêler ces diverses expériences, informations pour s’imprégner de l’essence… de la source des symbioses.

Reprenons ici quelques mots de McKenna, un personnage intéressant, dont je diverge sur plusieurs points, mais que je trouve très pertinent et stimulant dans ses réflexions et son expérience : « Pour ma part, je pense que la religion du champignon est en fait la religion générique de l’être humain et que toutes les adaptations religieuses ultérieures proviennent du culte de l’ingestion rituelle de champignons destinée à provoquer l’extase. Repenser le rôle que les plantes et les champignons hallucinogènes ont joué dans l’avancée du développement humain depuis les couches inférieures de l’organisation primitive, peut nous aider à poser les bases d’une nouvelle appréciation de la convergence unique des facteurs responsables et nécessaires pour l’évolution des êtres humains. L’intuition de la présence de l’Autre, massivement perçue comme une compagne féminine de la navigation humaine dans l’histoire, peut, je pense, remonter à l’immersion dans l’esprit végétal qui apporta le contexte rituel grâce auquel la conscience humaine émergea dans la lumière de la conscience, de la réflexion et de l’articulation de soi-même : la lumière de la Grande Déesse. »[2]

En bref, Terence McKenna considère le recours aux champignons comme un catalyseur susceptible de permettre à notre espèce d’évoluer suffisamment vite pour ne pas s’autodétruire. L’analyse se discute, mais il serait dommage de la négliger, comme toutes les autres analyses qui laissent le cœur diriger un solide esprit analytique. Je pourrai développer dans de nombreuses pages ces questions, mais passons à un autre aspect des champignons : la transmutation de la matière. Il n’y a pas que le comte de Champignac qui s’attèle à trouver des solutions (ou parfois créer des problèmes) grâce aux innombrables propriétés des champignons (innombrables eux-aussi:)). Citons par exemple le mycologue Paul Stamets qui s’attèle à rechercher des remèdes médicinaux, mais aussi à restaurer ou dépolluer les sols, à créer de nouvelles énergies à base de champignon, à favoriser les cultures… Ah oui, le champignon est un parasite… mais savez-vous seulement que des viticulteurs parviennent à traiter les invasions parasitaires en diffusant de la musique dans leurs vignes ? Un autre exemple fascinant concerne les travaux de Vladimir I Visotskii sur les possibilités de transmuter certains éléments chimiques grâce à des bactéries et autres microorganismes, notamment dans le but de réduire la radioactivité (suite à Tchernobyl… voir sur ce sujet l’excellent article dans la revue Orbs, dont je recommande vivement la lecture). Il ne s’agit plus exactement de champignon, mais la logique est la même…

download (3)Tisser des liens, de nouveaux assemblages, dilater notre sentiment de séparation par la multiplication de liens qui libèrent. Il est ainsi dommage que le sujet soit négligé, que l’on parle de drogue concernant une espèce symbiotique peut propice à rendre dépendant… alors que nous sommes drogués de toute part autant de manière exogène qu’endogène… Les champignons ont encore beaucoup à nous dire. L’archétype du comte de Champignac n’est pas anodin, pas plus que ne l’est la place du champignon au sein de nombreux rituels sacrés ou sa place particulière dans la littérature, la poésie ou la musique… Symbole de fécondité, de mort, de poison, de renaissance, de plaisir, de la joie d’un bon repas partagé, de rituels sacrés, de renaissance… une cueillette… la forêt, l’humus, se sentir faire part… peu importe au final à quel niveau, à quelle profondeur… à partir du moment où l’intuition guide l’intention, nous sommes menés à bon port, en symbiose…

[1] 2009, La Raison du plus faible, Jean-Marie Pelt

[2] 1992 – The Archaic Revival , Terence Mc Kenna

data.nimages.fr

Et pour finir, voici quelques extraites remarquablement bien choisis de l’ouvrage Food of the Gods (La Nourriture des Dieux) de Terence Mc Kenna.

vieux-jade.com

« Dans ses manifestations paroxystiques, le chamanisme n’est pas simplement religion, mais connexion dynamique avec la totalité vivante de la planète. Partant du principe que les hallucinogènes agissent dans l’environnement naturel comme des messagers moléculaires, ou exophéromones, nous pouvons en conclure que la relation entre les primates et les plantes est un transfert d’informations d’une espèce à l’autre. La domestication des animaux par les hominidés a été bénéfique aux champignons, puisqu’elle a entraîné l’extension de leur niche écologique. En l’absence de plantes hallucinogènes, le développement culturel d’une société, quand il a lieu, procède très lentement. En revanche, nous avons constaté qu’en présence d’hallucinogènes, une culture donnée gagne accès à des informations, des apports sensoriels et des schémas comportementaux sans cesse renouvelés, qui la pousse constamment vers des niveaux d’introspection plus élevée. Les chamans représentent l’avant-garde de cette procession de cette progression créative.

Voyons plus précisément comment ces catalyseurs végétaux de la prise de conscience ont pu jouer un rôle dans l’apparition de la culture de leur religion. Quel a été l’effet de ces pratiques de l’intrusion dans l’ordre naturel d’hominidés parlants, pensant, et cependant drogués ? Je suis d’avis que les psychédéliques naturels ont été des agents de féminisation : ils ont tempéré et civilisé les valeurs égocentriques du chasseur solitaire par des préoccupations féminines concernant la progéniture et la survie collective. L’exposition prolongée et répétée à l’expérience psychédélique et l’irruption de l’Autre Absolu dans la réalité ordinaire, à travers le rituel de l’extase hallucinatoire, érodaient constamment la partie du psychisme humain qu’on appelle actuellement l’ego. Quel qu’ait été le lieu où l’époque de son apparition, l’ego a agi comme une tumeur solide ou une obstruction dans le flux énergétique de la psyché. L’usage de plantes psychédéliques dans le contexte de l’initiation chamanique a provoqué, et provoque toujours, la dissolution de la structure complexe de l’ego en un ensemble indifférencié de sentiments, que la philosophie orientale appelle le Tao. La dissolution de la de l’identité individuelle dans le Tao est le but ultime d’une grande part de la pensée orientale ; cette dissolution a traditionnellement été reconnue comme la clé de la santé et de l’équilibre psychologique, tant collectif qu’individuelle. Pour mesurer la portée du dilemme de l’homme moderne il faut être à même d’évaluer, pour nous en tant qu’humain, la signification de la perte du Tao : une rupture collective de notre connexion à la Terre.

Nous autres occidentaux avons hérité d’une intelligence du monde très différente. La déconnexion du Tao a notablement différencié le développement psychologique de la civilisation occidentale de celui de la civilisation orientale. En Occident, la civilisation s’est constamment focalisée sur l’ego et sur le Dieu de l’ego : l’idéal monothéiste. Le monothéisme est un exemple manifeste de projection sur un idéal divin d’une personnalité essentiellement pathologique : la personnalité de l’ego mâle, paranoïaque, possessif et obnubilé par le pouvoir. Pas vraiment le genre de personnes que l’on aurait plaisir à inviter chez soi. Il est également intéressant de remarquer que le dieu conçu par l’Occident possède la caractéristique unique de n’avoir, sur toute l’étendue de son mythe théologique, aucune relation avec une femme. Dans l’ancienne Babylone, Anu formait un couple avec sa compagne Inanna ; la religion grecque assignait à Zeus une femme et des filles, ainsi que de nombreuses conquêtes féminines. Ces couples divins étaient de mise ; seul le dieu de l’Occident n’a ni mère, ni sœur, ni compagne ni fille.

L’hindouisme et le bouddhisme ont gardé le souvenir de ces techniques extatiques traditionnelles faisant recours aux « herbes de lumière », comme l’attestent les Sutras yogiques de Patanjali. De plus, les rituels de ces grandes religions accordent une grande place à l’expression et à la valorisation du féminin. Il est regrettable que la tradition occidentale ait si longtemps souffert d’une rupture socio-symbiotique avec le féminin et les mystères de la vie organique, dimension pourtant accessible par l’usage chamanique des plantes hallucinogènes.

La religion occidentale moderne se compose d’une série de schémas sociaux, fondés chacun sur une angoisse particulière est axé sur une structure morale et une conception du devoir très spécifique. L’expérience religieuse moderne est rarement un acte de distanciation face à l’ego (…).

Le triomphe généralisé des valeurs occidentales à condamné l’espèce humaine à errer dans un état de névrose prolongée, engendrée par sa déconnexion d’avec l’inconscient. L’accès à l’inconscient par l’usage d’hallucinogènes végétaux rétablit notre lien originel avec la planète vivante. Cet éloignement vis-à-vis de la nature et de l’inconscient a pris racine il y environ deux mille ans, lorsque l’humanité est passée de l’âge du Grand Dieu Pan à celui des Poissons avec la suppression des mystères païens et l’apparition du christianisme. Le glissement psychologique qui en a découlé à plonger des Européens comme stupéfiés dans deux millénaires de religion maniaque, de persécutions, de guerre, de matérialisme et de rationalisme (…).

La tendance de la psyché à former un tout autonome est, jusqu’à un certain degré, instinctive, elle peut cependant devenir pathologique si elle empêche toute dissolution des frontières et toute redécouverte des fondements de l’être. Le monothéisme a été porteur du modèle dominateur, un modèle apollinien du moi, solaire et global dans son expression masculine. Dans cette configuration pathologique par son unicité, la valeur et la puissance de l’émotion et du monde naturel sont dépréciées et remplacées par la fascination narcissique pour l’abstrait et le métaphysique. Cette attitude psychologique s’est révélée à double tranchant : elle a conféré à la science son pouvoir explicatif, mais aussi son potentiel de dégénérescence morale ».