Je n’aime pas la notion de classiques, d’incontournables, de livre qu’il faudrait absolument lire ou autres inepties… D’une part les livres ne sont que des reflets de ce qui se trouve en nous au moment de notre lecture, d’autre part chacun de nous est unique. Enfin, il y a infiniment plus de livres susceptibles de nous plaire et de nous faire vibrer que nous n’aurons le temps d’en lire. Et pourtant, je ferais presque une exception avec les « Lettres à un Jeune Poète » de Rainer Maria Rilke, tant cette correspondance est riche, intense et écrite au-delà des mots avec simplicité et profondeur. Il s’agit d’une réflexion profonde sur la vie, l’amour, la création et leur sens intrinsèque. Rilke fait ressortir à merveille en quoi le travail poétique se situe bien au-delà des mots. L’essentiel est au-delà des mots, et les poèmes en tant que tels ne sont tout au plus que des étapes, des jalons sur le chemin d’éveil, de maturation et d’éclosion personnelle… d’avènement, d’enfantement du Soi… quelle qu’en soit la forme.

Aussi, cette correspondance s’adresse à tout un chacun, qu’il écrive ou non… sa réflexion sur le travail créatif s’inscrit dans une réflexion sur l’existence, la création de Soi, la quête solitaire de chacune de nos existences. En recopiant quelques passages notés au cours de mes diverses lectures de cette correspondance, l’idée me venait de tout ou rien noter tant le livre est riche et bref… Et s’il n’est pas plus indispensable qu’un autre, les « Lettres à un Jeune Poète » atteignent une profondeur et une subtilité que de trop nombreux livres dispensent avec peine en plusieurs centaines de pages. Voici de quoi vous en donner une idée…

« Les choses ne sont pas toutes aussi saisissables, aussi dicibles qu’on voudrait en général nous le faire croire ; la plupart des évènements sont indicibles, ils s’accomplissent dans un espace où aucun mot n’a jamais pénétré ; et plus indicibles que tout sont les Oeuvres d’Art, existences mystérieuses dont la vie, à côté de la nôtre, qui passe, est durable. »

« Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l’accusez pas ; accusez-vous vous-même de n’être pas assez poète pour en appeler à vous les richesses ; car il n’est pour le créateur il n’y a pas de pauvreté, il n’est pas d’endroit pauvre, indifférent. »

« Une œuvre d’art est bonne si elle provient de la nécessité. Dans cette façon de prendre origine réside ce qui la juge : il n’est pas d’autre jugement. […] entrez en vous-même, éprouvez les profondeurs d’où jaillit votre vie ; c’est à sa source que vous trouverez la réponse à la question : dois-je créer ? »

« […] la réponse, qui, souvent peut-être, vous laissera les mains vides, car au fond, et précisément pour l’essentiel, nous sommes indiciblement seuls. »

« Les Oeuvres d’Art ont quelque chose d’infiniment solitaire, et rien n’est aussi peu capable de les atteindre que la critique. Seul l’amour peut les saisir, les tenir , être juste envers elles. »

« Il faut que vous laissiez chaque impression, chaque germe de sentiment, mûrir en vous, dans l’obscur, dans l’inexprimable, dans l’inconscient, dans ces régions fermées à l’entendement, et laissez les attendre, avec une humilité et une patience profondes, l’heure d’accoucher d’une nouvelle clarté : cela seul s’appelle vivre l’expérience de l’art : qu’il s’agisse de comprendre ou de créer. »

« Etre artiste, c’est ne pas compter, c’est croître comme l’arbre qui ne presse pas sa sève, qui résiste confiant, aux grands vents du printemps, sans craindre que l’été ne puisse pas venir. »

« Si vous vous accrochez à la nature, à ce qu’il y a de simple en elle, de petit, à quoi presque personne ne prend garde, qui, tout à coup devient l’infiniment grand, l’incommensurable, si vous étendez votre amour à tout ce qui est, si très humblement vous cherchez à gagner en serviteur la confiance de ce qui semble misérable, – alors tout vous deviendra plus facile, vous semblera plus harmonieux et, pour ainsi dire, plus conciliant. »

« Efforcez-vous d’aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui vous serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. N’allez pas chercher maintenant des réponses qui ne peuvent vous être données puisque vous ne pourriez les vivre. Et il s’agit de tout vivre. Vivez maintenant les questions. »

« La volupté corporelle est expérience sensuelle, non autrement que le pur regard ou que la pure sensation dont par un beau fruit la langue est comblée ; c’est une expérience grande, infinie, qui nous est donnée, un savoir du monde, la plénitude et l’éclat de tout savoir. […] il est mauvais que presque tous usent mal de cette expérience, la gâchent, et en fassent un excitant pour les moments de fatigue de leur vie, et une dispersion plutôt qu’une concentration vers les sommets. »

« Dans une seule pensée créatrice revivent mille nuits d’amour oubliées qui l’emplissent de majesté et d’élévation. »

« Et dans l’homme aussi il y a maternité, me semble-t-il, charnelle et spirituelle ; chez lui procréer est aussi une forme d’enfantement, et c’est lorsqu’il crée à partir de la plénitude la plus intérieure qu’il enfante. »

« Mais tout ce qui, un jour peut-être, sera possible au plus grand nombre, le solitaire peut dès maintenant le préparer et le bâtir, de ses mains qui se trompent moins. »

« Rentrer en soi-même et, des heures durant, ne rencontrer personne – voilà ce qu’il faut pouvoir atteindre. Etre solitaire comme, enfant, on était solitaire quand les adultes allaient et venaient […] Et si un jour on se rend compte que leurs occupations sont mesquines, leurs professions sclérosées, et qu’elles n’ont plus de lien avec la vie, pourquoi alors ne pas continuer, tel un enfant, à les regarder comme une chose étrangère depuis la profondeur du monde propre, depuis la vaste solitude propre qui est par elle-même travail, et grade, et profession ? »

« Ce qui survient en vous, au plus intime, mérite tout votre amour, il faut, d’une façon ou d’une autre, y travailler, et ne pas perdre trop de temps et de courage à éclaircir votre position par rapport aux hommes. »

« […] demandez-vous si vous avez vraiment perdu Dieu. N’est-ce pas plutôt que vous ne l’avez jamais possédé ? […] Pourquoi ne pensez-vous pas qu’il est celui qui vient, celui qui, depuis l’éternité, est imminent, à venir, fruit final d’un arbre dont nous sommes les feuilles ? Qu’est-ce qui vous empêche de projeter sa naissance dans les temps futurs et de vivre votre vie comme une douloureuse et belle journée dans l’histoire d’une grande grossesse ? Ne voyez-vous donc pas que tout ce qui advient est toujours de nouveau début, et ne pourrait-ce être Son début, quand le commencement est toujours par lui-même si beau ? S’il est le plus parfait, alors ne doit-il pas y avoir, en avant de lui, du moindre, pour qu’il puisse se choisir à partir de la plénitude et de l’abondance ? – Ne doit il pas être le dernier, pour tout contenir en lui, et quel sens aurions-nous si celui auquel nous aspirons avait déjà été ? »

« Comme les abeilles recueillent le miel, nous tirons de toute chose le plus doux et Le bâtissons. »

« Avoir de l’amour d’un être humain à un autre : c’est peut-être le plus difficile, et cela nous est imposé ; c’est l’extrême, c’est l’ultime preuve, la mise à l’épreuve, c’est le travail pour lequel tout autre travail n’est que préparation. »

« Il sera cet amour que nous préparons, en luttant durement : deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant, et s’inclinant l’une devant l’autre. »

« Si notre regarde portait au-delà des limites de la connaissance, et même plus loin que le halo de nos pressentiments, peut-être recueillerions-nous avec plus de confiance nos tristesses que nos joies. »

« La peur de l’inexplicable n’a pas seulement appauvri l’existence de l’individu, mais encore les rapports d’homme à homme, elle les a soustrait au fleuve des possibilités infinies, pour les abriter en quelque lieu sûr de la rive. »

« Peut-être tous les dragons de notre vie sont-ils des princesses qui attendent, simplement, de nous voir un jour beaux et vaillants. »

« […] il vous faut être patient comme un malade et confiant comme un convalescent ; car vous êtes peut-être l’un et l’autre. Et plus encore : vous êtes aussi le médecin, qui doit veiller sur lui-même. »

« De façon générale, l’usage des mots demande tant de prudence, et si souvent c’est le seul nom de vice qui brise une vie, et non la chose en elle-même qui, elle, n’a pas de nom, qui peut même répondre à une nécessité et trouver facilement place dans la vie. »

« Croyez-moi : la vie a raison, dans tous les cas. »

« Etre dans des conditions de vie qui exercent sur nous un travail, et qui, de temps en temps, nous mettent face à de grandes choses naturelles, c’est tout ce qu’il nous faut. »

Marko