Et voilà. Frédéric Taddei est annoncé pour la rentrée sur la chaine d’Etat russe RT France, où il animera quatre émissions par semaine, du lundi au jeudi. Cette arrivée pourrait bien bousculer le jeu, à propos de cette chaine que Emmanuel Macron poursuit de sa vindicte personnelle (mise en demeure du CSA, vote d’une loi sur mesure, journalistes évincés sous des prétextes obliques), depuis qu’elle a diffusé, pendant la campagne présidentielle de 2017, quelques rumeurs sans fondement le concernant.

Même si l’émission-culte de Taddei, Ce soir ou jamais, avait disparu de l’antenne depuis deux ans (sans que Taddei en exprime jamais le moindre regret public), ce transfert est d’abord un gâchis pour la télé d’Etat française, qui n’a pas su le retenir, et laisse les débats intellectuels et politiques aux Ruquier, Consigny, ou Salamé, autant de bouches différentes qui, à quelques bémols près, chantent la même chanson.

C’est ensuite un gâchis pour Taddei lui-même, qui se vend à une chaîne d’Etat étrangère, et pas n’importe laquelle. Une chaîne qui poursuit un objectif politique bien précis : saper l’UE, et l’euro, par tous les moyens. Je ne discute pas ici du bien-fondé de cet objectif. Je dis simplement que c’est dans ce seul but que la Russie déverse ses roubles dans sa chaîne internationale. A cet objectif, chaque rouble doit concourir, directement ou indirectement.

J’entends d’ici les objections : faisons confiance à Taddei, il a carte blanche, il saura préserver sa liberté. Ce n’est pas la question. Inviter des mal-pensants sur France Télévisions, c’est une transgression. Inviter les mêmes mal-pensants sur RT France, même s’ils y expriment exactement la même mal-pensance dans les mêmes mots, et chacun considérera que c’est Poutine qui parle par leur bouche. On peut faire confiance à l’intelligence politique de Taddei, et à son goût irrépressible de la libre joute : sans doute chaque émission ne servira-t-elle pas directement l’objectif ultime. Mais il nous suffira de savoir qu’elle ne le contrecarre pas, pour en désamorcer la crédibilité.

Tout discours, quel qu’il soit, est indissociable de son lieu d’énonciation. Prenons le précédent Jacques Sapir. Sur les méfaits de l’euro pour les peuples européens, chacun -et moi le premier-, au détour des années 2010, écoutions les arguments de Sapir, économiste indépendant, avec d’autant plus d’attention que ces arguments étaient bannis de l’espace médiatique français, cadenassé par les eurolâtres. Nous l’avons plusieurs fois invité, y compris pour un débat mémorable avec Mélenchon. Depuis que le même Sapir s’est enrôlé à RT France, ces mêmes arguments, exactement les mêmes, me sont personnellement inaudibles. L’expert est juge et partie.

Il peut certes exister de bonnes émissions, des enquêtes fouillées (Cash Investigation), de bons articles, sur des medias contrôlés par des Etats, des industriels, ou la pub. Disons que ce sont les exceptions qui confirment la règle, et accessoirement des soupapes qui permettent la survie du système. Mais ce sont des exceptions. Lors du recrutement de l’Insoumise Raquel Garrido par Ardisson-Bolloré, on entendit, pour la défendre, les mêmes cris : faites confiance à son indépendance ! Attendez ce qu’elle va lui mettre, à Bolloré ! Je me souviens de Gérard Miller, sur notre plateau, me promettant pour très bientôt une charge virulente de Garrido contre le liberticide Bolloré. J’avais alors promis, le cas échéant, de manger mon chapeau. Mon chapeau va très bien, merci.

Daniel Schneidermann