Le questionnement. Voilà le point de départ de toute quête de la Vérité. Lorsque le ressenti diffère de ce qu’on nous dit et que le désir de comprendre croît tel un feu intérieur, nous nous détournons des réponses habituelles et soulevons toutes les roches sur notre passage afin de nous assurer qu’il n’y a pas d’anguille sous celles-ci. Et, bien entendu, nous en trouvons. Que quelques-unes au départ, mais avec honnêteté, discernement et assiduité, nous nous rendons vite compte qu’il y en a pratiquement sous toutes les roches rencontrées. Au début, ça nous amuse et nous soulevons des roches de surface, notre questionnement ressemblant plus à de la curiosité. Mais par la suite ce questionnement mûrit et les roches que nous soulevons sont plus imposantes. Un jour ou l’autre, si nous persistons dans notre art, nous soulèverons immanquablement la roche vers laquelle pointent tous les enseignements traditionnels, celle de la connaissance de soi. « Connais-toi toi-même » est l’anguille qui vit sous l’imposante roche de la personnalité et que l’on n’ose tenir que du bout des doigts. Mais la voilà, elle est sous nos yeux et ne demande que notre attention. Le statu quo externe est une chose, mais celui de notre for intérieur est une toute autre chose. Alors, nous cherchons la réponse à cette énigme à l’extérieur de nous, pour ne pas trop nous bousculer, mais heureusement certaines personnes connaissant ces « mécanismes de protection » automatiques, ont pensé, pour le bien de tous les chercheurs, à coucher sur papier une partie des réponses, nous forçant, au contact de ces écrits, soit à accepter certaines vérités sur nous-mêmes, soit à nous enfermer pseudo-sciemment dans le déni et dans l’oubli de cet aspect primordial de la Quête : la connaissance de soi.

Certes, la question est d’abord très lourde et il semble plus confortable de s’enfoncer la tête dans le sable matérialiste de l’explication occidentale : l’idée laconique selon laquelle nous ne sommes qu’un amas de matériel organique bien structuré. Mais lorsque cette explication, après maintes réflexions, lectures et expériences, ne tient plus la route, nous réabordons cette question qui ébranle notre statu quo interne et tentons d’y trouver quelque chose de valable.

Que nous disent les enseignements traditionnels ?

Premièrement, que la mémoire est le reflet de notre niveau de conscience. Qu’avons-nous mangé pour le petit déjeûner il y a huit jours ? Oublié. Comment étions-nous vêtus il y a deux semaines ? Oublié. Nous oublions régulièrement la raison pour laquelle nous nous sommes rendus dans la pièce où nous sommes présentement. Que venions-nous donc y chercher ? Oublié aussi. Nous oublions nos rendez-vous, nos tâches quotidiennes et nous omettons de nous souvenir qu’il nous fallait absolument prendre du pain à l’épicerie en rentrant. Combien de fois par jour oublions-nous ? Avec honnêteté, nous nous rendons rapidement compte que nous passons la majeure partie de notre vie à oublier celle-ci ! Seules quelques parcelles, que l’on nomme souvenirs, nous restent. Bien qu’une bonne partie de ce que nous oublions puisse nous sembler futile à première vue, la question demeure : n’étions-nous pas présent à ce moment, n’étions-nous pas conscient, ne devrions-nous pas nous souvenir ? La mémoire n’est-elle pas un mécanisme censé tout enregistrer, même le plus banal ? Et que dire des choses importantes qui glissent entre les doigts de cette mémoire tel du sable fin ? Pourquoi celle-ci n’est-elle pas infaillible puisque c’est son unique rôle, sa seule raison d’être ?

Serait-il possible que nous ne soyons pas réellement conscients ? Décidément, cette anguille que nous avons trouvée sous l’énorme roche ne nous plaît pas du tout.

Et les enseignements traditionnels de continuer : en second lieu, nous n’avons pour ainsi dire aucune attention réelle : le petit orteil en accordéon entre la plante du pied et la patte d’un meuble et nous voilà à nous demander comment nous avons pu être aussi maladroits. Nous renversons notre tasse de café, faisons tomber des vases, pilons sur le pied de quelqu’un et nous martelons le doigt plutôt que le clou. Combien de dégâts devrons-nous faire avant de réaliser que nous ne sommes pas, dans bien des cas, là où nos actions se trouvent ? Nos pensées vagabondent nonchalamment dans les prés de l’imaginaire, insouciantes du moment présent. Dans de tels cas, où nous trouvons-nous réellement ?

Mais revenons à cette mémoire. Elle n’est pas qu’absente ou présente car dans sa pseudo-présence elle est fréquemment déformée, décolorée et méconnaissable pour un observateur objectif. Mémoire bafouée et faux souvenirs, voilà qui domine cet aspect de nous qui devrait pourtant tout enregistrer avec acuité. Il arrive fréquemment que notre version d’un événement soit différente de celle de quelqu’un avec qui nous l’avons vécu. Certes, les impressions personnelles peuvent différer, mais les paroles, les gestes et la chronicité des faits ne devraient pas varier, et pourtant, souvent les versions se contredisent. Il est évident, après observation, qu’une anecdote personnelle, racontée maintes fois, se modifiera toujours légèrement d’une fois à l’autre pour finir par ne plus ressembler à l’originale que dans son ensemble, et encore. Nous connaissons tous le « jeu du téléphone » où un groupe de personnes, assises en rond, chuchotent l’un à l’autre un mot ou une phrase, et lorsque ce message revient à son origine, il ne ressemble en rien à son point de départ. Ainsi en va-t-il d’une grande partie de notre dite mémoire.

Si nous admettions la possibilité d’un tel état des choses et voulions le vérifier, comment faire, puisque nous risquons de ne plus nous souvenir que nous en avons décidé ainsi?

Le rappel de soi.

Le rappel de soi est une technique enseignée par plusieurs doctrines à caractère ésotérique et psychologique. Elle consiste à centrer son attention sur les associations internes, et ce, à tout moment ou du moins à chaque instant qu’il nous est possible de le faire, c’est-à-dire lorsque nous nous souvenons que nous devons le faire. Être attentif à nos tensions physiques, à nos émotions ainsi qu’à toutes les réflexions qui naissent, disparaissent, reviennent et repartent au fil des événements. Bien qu’il puisse paraître simple et facile de pratiquer ce rappel de soi, il n’en est rien. Un simple exercice vous permettra de comprendre à quel point il nous est difficile de contrôler notre attention. Regardez fixement une montre, déterminez un moment précis comme étant le moment de départ et portez toute votre attention, durant une pleine minute, à regarder la montre. Ne vous concentrez qu’à observer la minute passer, rien d’autre.

Faites-le maintenant et ne continuez la lecture de cet article qu’ensuite.

Si vous avez été attentifs, vous remarquerez rapidement que votre esprit, n’aimant pas le calme, aura tôt fait de se mettre à vagabonder dans toutes les directions, entraînant avec lui votre attention. Probablement vous êtes-vous demandé pourquoi vous faisiez cet exercice ou encore vous vous êtes mis à penser aux tâches qui vous attendent après la lecture de cet article ou encore vous êtes-vous assoupi dans un rêve éveillé tournant autour d’un événement qui s’est déroulé plus tôt dans la journée. Peut-être avez-vous même dépassé la minute exacte car vous étiez absorbés dans vos pensées et ne pensiez même plus à vous concentrer sur votre montre !

Le rappel de soi n’est pas un exercice facile car il demande une constante et réelle attention. Qui plus est, nous sommes accoutumés à porter notre attention – le peu que nous avons – vers un objet extérieur et rarement vers l’intérieur, ce qui en complique la réalisation. Si porter notre attention une seule minute complète vers un objet extérieur est difficile, il est aisé de se rendre compte que ce qu’exige un constant et profond rappel de soi est une tâche tout simplement impossible dans notre état actuel. Mais la pratique, l’effort et la volonté peuvent augmenter le temps d’attention possible pour chacun de nous et nous conduire vers un état plus éveillé. Avouons qu’une mémoire qui oublie et modifie avec fantaisie la majeure partie de notre passé, couplée d’une attention à toute fin pratique inexistante, n’est pas une perspective très prometteuse. Peut-être aurions-nous mieux fait de laisser cette anguille dormir paisiblement !

Mais lorsque nous sommes prêts, nous commençons, humblement, à coups de volonté et d’effort à pratiquer l’exercice du rappel de soi. L’honnêteté essentielle à cet exercice demande beaucoup de courage. Mais lorsque cette pratique devient une nouvelle habitude qui ajoutée à notre soif de savoir prend de l’ampleur et que nous entamons la longue route de la maîtrise du rappel de soi, la perspective peu prometteuse que nous révélait un examen sommaire se transforme soudainement en une prise de conscience beaucoup plus claire de la situation réelle.

En effet, lorsque notre oeil intérieur se détache et regarde avec une honnêteté implacable ce qui se passe en nous à chaque moment, le choc de ce qu’il y voit est une sensation extrêmement particulière et difficilement descriptible : elle se doit d’être vécue. Mais j’avancerai que ce qu’il y voit ressemble en tout point à un essaim d’insectes, volant en tout sens, formant une masse plus ou moins distincte qui oscille dans l’espace au gré des vents. Chaque pensée isolée est un insecte et l’ensemble chaotique qui en résulte est l’essaim, c’est-à-dire notre mental. C’est l’image la plus révélatrice qu’il me soit possible de décrire en mots.

Ce sont des trains de pensées qui déferlent à toute vitesse et en tout sens, dont les wagons sont des plus disparates. Nous parvenons à voir clairement et en temps réel le capharnaüm des associations intérieures, sautant d’un sujet à un autre, sans transition aucune et ne s’arrêtant jamais pour reprendre leur souffle, comme si chaque pensée discordante était la dernière. Ce flot ininterrompu de pensées, d’associations, d’émotions et de sensations – chacune d’entre elles suscite une réaction, elle-même générée par une précédente, tel un mouvement perpétuel – est ce que nous appelons à tort « je », alors que « je » n’a même pas le temps d’exister à travers ce torrent. Une pensée va vers le futur, l’autre vers le passé, une chanson passe en arrière-plan sur notre tourne-disque mental tandis que nous effectuons une tâche manuelle. Tout se passe simultanément et maladroitement. Notre attention vagabonde d’une idée à une autre si rapidement que nous ne nous en apercevons même pas.

Cette expérience révélatrice d’un rappel de soi bien appliqué remet en perspective et en contexte les paroles d’Ouspensky lorsqu’il dit :

« Il est nécessaire ici de comprendre que le premier état de conscience – le sommeil – ne se dissipe pas quand apparaît le second, c’est-à-dire lorsque l’homme s’éveille. Le sommeil demeure présent avec tous ses rêves et ses impressions, s’y ajoute simplement une attitude plus critique envers ses propres impressions, des pensées mieux coordonnées et des actions plus disciplinées. A cause de la vivacité des impressions sensorielles, des désirs et des sentiments […] les rêves deviennent alors invisibles, de la même manière que sous l’éclat du soleil, les étoiles et la lune pâlissent. Mais les rêves sont toujours présents et exercent souvent, sur l’ensemble de nos pensées, de nos sentiments et de nos actes, une influence dont la force dépasse même parfois les impressions réelles du moment. » [1]

De plus, il explique ceci concernant ce sommeil qui ne se dissipe pas lors de l’état de veille :

« C’est un état purement subjectif et passif. L’homme y est environné de rêves. Toutes ses fonctions psychiques travaillent sans direction. Il n’y existe ni logique, ni continuité, ni causes, ni résultats. Des images purement subjectives – échos d’expériences passées ou reflets de vagues perceptions du moment, tels que des sons atteignant le dormeur, des sensations en provenance du corps, comme des légères douleurs, des sensations de tensions musculaires – traversent notre esprit, ne laissant qu’une trace infime dans la mémoire ou, le plus souvent, pas de traces du tout. » [2]

Ces paroles prennent tout leur sens lorsqu’un oeil intérieur entraîné a la possibilité de réellement voir ce qui se passe mentalement en nous à chaque instant. Cette prise de conscience est pour le moins déroutante car elle nous enlève définitivement l’idée fausse que nous avons un quelconque contrôle sur nos processus mentaux.

L’idée fondamentale des enseignements traditionnels selon laquelle l’être humain est endormi, ou plutôt qu’il vit dans une sorte de transe hypnotique, prend ici une dimension encore plus enlevante. Pour un instant, elle nous fait vaciller car nous nous rendons compte à quel point elle est véridique, à quel point cette idée aurait dû être prise au pied de la lettre dès le départ.

Nous vivons dans l’illusion de vivre : nous rêvons éveillés.

Le rappel de soi n’est qu’une première étape vers un éveil réel et valable, mais une étape indispensable à franchir, un exercice à maîtriser. Sa pratique doit devenir constante, une pratique de chaque instant, une habitude, un automatisme, car elle nous apporte une vision, un point de vue indispensable sur nous-mêmes qu’on ne nous a jamais appris à cultiver et à développer. Et cette vision, ce point de vue est riche d’informations de la plus haute importance concernant l’un des sujets primordiaux de toute quête de Vérité : nous-mêmes.

Notes : [1], [2] : Extraits des cinq conférences de P.D. Ouspensky

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