L’intelligence humaine peut être caractérisée par une capacité spécifique à élaborer des comportements sophistiqués dans des circonstances changeantes. Bien entendu, c’est du cerveau humain que cette particularité découle. Le cerveau humain est d’abord et avant tout un organe dynamique extrêmement instable, détruisant sans cesse tous les messages qu’il transmet et d’une capacité de transformation à de nombreuses échelles de temps et d’espace. Pour cela, le cerveau change sans cesse : ses connexions, ses synapses, l’irrigation en oxygène de ses zones sont modifiées par son fonctionnement. Son dynamisme provient de sa capacité, loin de l’équilibre, de produire sans cesse de l’auto-organisation, en se fondant sur des dialogues contradictoires entre ses neurones, entre neurones et corps humain, entre zones cérébrales, entre ses deux hémisphères, dialogues permanents et contradictoires au sens dialectique.
Mais comment notre cerveau fait-il pour faire apparaître des idées, mettre en connexion des faits alors que ces idées et ces connexions n’étaient pas apparentes ? Quelle particularité de l’homme est à l’origine de telles capacités ? Le cerveau ne naît pas seul : il est le produit d’une interaction permanente entre centre nerveux et corps, entre les deux hémisphères, entre diverses zones, entre les neurones de ces zones. Sa naissance est fondée sur les étapes qui ont mené à l’homme depuis un ancêtre simiesque mais aussi sur les étapes de l’évolution depuis l’embryon jusqu’à l’adulte, étapes fondées sur des destructions de stades fugitifs. La destruction, de certaines zones, de certains neurones, de certaines interactions, de messages ou d’idées fausses, est indispensable au fonctionnement du cerveau. La destruction est constructrice.

L’imagination et la pensée inconsciente sont une base essentielle de la pensée consciente, comme l’émotion est indispensable à l’intelligence. L’intelligence n’est pas une addition de connaissances de plus en plus pointues, mais une inhibition des messages d’erreur. Le cerveau n’accède pas à petit à petit des connaissances justes, mais détruit successivement des affirmations suggérées de manière complètement illogique, les confronte aux autres acquis et les remplace sans cesse par d’autres suggestions aussi infondées jusqu’à progresser vers une pensée plus conforme à ce que nous a pensons savoir. Le progrès des connaissances consiste à inhiber des voies fausses. L’inhibition et la destruction sont des moyens essentiels de l’intelligence.

Le dialogue cérébral est fondé à toutes les échelles sur des contradictions dialectiques. Destruction et construction se complètent. Logique et imagination, conscient et inconscient, messages durables et rapides, messages à courte distance et à longue distance, s’opposent, mais ils composent une unité, sans cesse remise en question.

LA PLASTICITE DU CERVEAU

L’immunologue Jean Claude Ameisen dans « La sculpture du vivant ou le suicide cellulaire, une mort créatrice » :

« Durant plusieurs dizaines d’années, une théorie s’était imposée selon laquelle les neurones de notre cerveau, qui deviennent stériles à partir de notre petite enfance, ne peuvent pas être renouvelés. (…) L’incapacité de notre cerveau à produire dès notre enfance de nouveaux neurones a représenté jusqu’à une période très récente un des dogmes centraux de la neurologie. (…) Mais cette idée d’une extraordinaire longévité de nos neurones – qui égalerait celle de nos corps – correspond sans doute à une illusion. La présence dans les cerveaux humains adultes capables d’enfanter des neurones a été identifiée récemment par différentes approches qui laissent peu de place au doute. (…) Une image nouvelle, plus dynamique et plus riche, de notre cerveau commence à se dessiner. Un cerveau capable de se remodeler. Un cerveau qui se construit, comme l’ensemble de notre corps, tout au long de notre existence. Depuis quelques années, il est apparu que certains des signaux qui parcourent normalement notre cerveau ont le pouvoir d’entraîner le suicide de neurones. Parce que l’idée que les neurones du cerveau ne peuvent pas être renouvelés a été une idée persistante, la plupart des médecins et des biologistes considèrent que le suicide des neurones ne peut pas être une des conséquences normales des dialogues cellulaires à l’intérieur du cerveau et ne peut donc survenir qu’au cours de maladies du vieillissement. Mais s’il existe des cellules capables d’enfanter des neurones, le suicide et le renouvellement des neurones pourraient au contraire représenter des phénomènes qui freinent le vieillissement et permettent de maintenir intactes pendant plusieurs dizaines d’années nos capacités d’apprentissage. (…) Le pouvoir de se reconstruire est lié au pouvoir de s’autodétruire. »

Dans le cerveau humain, les connexions continuent de se multiplier au cours de la vie, la souplesse fonctionnelle d’utilisation des connexions et des zones, pouvant être réattribuées à d’autres fonctions se poursuit jusqu’à l’âge adulte. Lors de sa conférence de juillet 2002 pour l’Université de tous les savoirs, Jean-Pierre Changeux note : « Le bébé humain naît avec un contingent de connexions qui est la moitié de celui de l’adulte. (…) Si on compare le génome du chimpanzé et celui de l’homme, il y a 1 ou 2% de différences, ce qui est extrêmement peu. (…) Il n’y a pas beaucoup de gènes de différence, mais ces gènes portent sur le développement des formes critiques. (…) Au cours du développement du fœtus à l’adulte, et notamment chez le nouveau-né, à un stade où se constituent près de 50% des connexions du cerveau de l’homme adulte, les synapses se forment, certaines en nombre supérieur à ce qu’il sera chez l’adulte. L’interaction avec le monde extérieur va contribuer à la sélection de certaines connexions et à l’élimination de certaines autres. » Le processus de fabrication embryonnaire du cerveau est un processus d’auto-organisation de l’agitation au hasard des formations des cellules nerveuses, les neurones, et des interconnexions ou destructions de celles-ci. L’ordre provient de la destruction ou de l’inhibition alors que le désordre est l’initiateur de la construction. L’ordre du cerveau n’est nullement préétabli, pas plus que celui de la cellule, de la particule ou de la société. Il est, comme une ville, comme un bâtiment, en perpétuelle destruction et reconstruction.
C’est cette malléabilité qui a grandit d’un seul coup entre le pré-humain et l’homme. Le neurobiologiste Alain Prochiantz souligne qu’il ne s’agit pas seulement de localisation des zones cérébrales ou de leur augmentation de taille mais d’une propriété particulière des inter-neurones chez l’homme : les GABAergiques, qui permettent au cerveau humain d’être sans cesse en construction, dépassant largement la période de formation cérébrale du jeune singe appelée période critique, les quelques semaines après la période postnatale au delà desquels on ne peut plus modifier les zones neuronales . « Il existe des régions du système nerveux où cette période critique ne se produit jamais ou bien où, une fois la période critique passée, une certaine plasticité demeure. (…) La perte de plasticité qui suit la période critique est due à la maturation morphologique et biochimique des interneurones GABAergiques. En effet, si on empêche la fonction inhibitrice de ces neurones, par exemple en diminuant leur capacité de synthèse du neuromédiateur inhibiteur qu’est le GABA, la période critique peut alors être repoussée (…) On pourra proposer que ce qui distingue les régions à renouvellement GABAergique permanent (…) des régions à non-renouvellement est le maintien d’une plasticité physiologique permettant l’apprentissage, par exemple de nouvelles odeurs, ou la mémorisation de nouvelles données (…) Il faut rappeler que plusieurs gènes de développement restent exprimés pendant toute la durée de la vie. Cette expression continuée, et surtout sa régulation, pourrait constituer une forme de réponse aux stimulations sensorielles externes et internes. En effet, il est logique de penser que la permanence du processus ontogénique de renouvellement des neurones, de modification de forme des prolongements neuronaux et de renouvellement synaptique participe à l’adaptation physiologique du cerveau adulte. » Il s’agit là d’une interprétation de la plus grande plasticité cérébrale chez l’homme et de sa capacité à continuer à apprendre tout au long de son existence. On notera que le caractère plus ou moins dynamique des zones du cerveau est fondé sur l’inhibition de neuromédiateurs inhibiteurs, une négation de la négation.

Bien entendu, ces descriptions des particularités de la formation et ces propositions d’interprétation du mode de fonctionnement du cerveau humain ne suffisent pas à comprendre la formation de la conscience humaine. C’est seulement une base de la réflexion sur ce problème qui nous montre que la capacité propre à l’homme se greffe sur un processus dynamique, interactif, fondé sur l’apprentissage et non sur des acquis fixes et définitifs. Un dysfonctionnement du cerveau peut suffire à supprimer le fonctionnement conscient. La conscience se construit au sein de l’embryon puis de l’enfant. La conscience apparaît ainsi comme un réglage de rythmes des messages neuronaux. Le meilleur moyen d’en prendre conscience est le message subliminal. Il est trop rapide pour être piloté par la conscience. Celle-ci est donc une capacité construite au fur et à mesure par le petit enfant pour accrocher les rythmes des messages cérébraux, rythmologie qui s’apprend par expérience, comme s’apprend la synchronisation des rythmes du cœur, qui est lui aussi acquis seulement au fur et à mesure du développement du bébé. Tout cela signifie déjà que la conscience est, elle aussi, un production du fonctionnement général et pas un attribut préétabli, un ordre reçu une fois pour toutes. La conscience n’est pas un objet fixe ni un composé d’objets. C’est une structure dynamique qui émerge de la dynamique instable du cerveau comme la particule émerge de l’agitation du vide ou la vie de l’agitation des macromolécules. Car, pas plus que la conscience et les messages neuronaux, la matière, la lumière, la vie n’existent une fois pour toutes. Comme les étoiles dont une partie de la matière a été transformée, au sein des réactions thermonucléaires, et son énergie se disperse en rayonnement, comme le contenu des cellules sans cesse transformé par leur propre métabolisme, comme les nuages qui ne cessent de perdre des molécules d’eau et d’en agglomérer de nouvelles, les schémas des circuits neuronaux actifs, les particules de matière et de lumière sont sans cesse détruits et reconstruits. C’est la structure qui est globalement conservée et cela nécessite que le contenu soit sans cesse changé. Ils n’apparaissent stables (comme la particule) que si leur processus de destruction/reconstruction est beaucoup plus rapide que leur temps d’existence. C’est donc la brutalité de leur transformation révolutionnaire qui explique fondamentalement leur apparence. La raison de cette propriété remarquable peut être comprise : des structures de niveau inférieur d’organisation ne peuvent transformer le niveau supérieur qui si elles agissent rapidement et brutalement, c’est-à-dire avec une grande énergie dans un temps court.

Ce même cycle ordre/désordre explique aussi le fonctionnement du cerveau dont les images fondées sur l’activation de réseaux neuronaux sont détruites à grande vitesse, beaucoup plus rapide que le temps bref d’existence de l’activation du réseau. C’est encore ce cycle qui permet de comprendre le fonctionnement de l’ADN, la macromolécule génétique du vivant. Ce sont les rétroactions de protéines et de gènes qui les activent et les désactivent sont beaucoup plus rapides que le fonctionnement du gène. Et le changement de disposition stéréoscopique qui permet ou interdit les interactions est beaucoup plus rapide que celles-ci. La brutalité révolutionnaire est productrice d’un nouvel ordre car l’ancien était lié à un certain rythme. En physique, on ne franchit une barrière de potentiel que de temps court, au dessus d’une certaine vitesse seuil. De même, les régimes, les Etats, les gouvernements tombent en trois jours ou même moins car, en agissant plus lentement, la dynamique du mouvement n’aurait pas pu franchir l’obstacle.

Le rôle de la latéralisation ou dissymétrie du cerveau humain


Les fonctions cognitives proprement humaines ont une particularité : celle d’être dissymétriques dans le cerveau contrairement aux autres fonctions vitales de l’homme. Soit elles n’existent que dans l’un des deux hémisphères, soit elles n’ont pas les mêmes zones des deux côtés ni la même importance ou le même rôle suivant les côté du cerveau. On le constate en cas de lésion d’une des zones en question. Cela souligne l’importance, pour l’homme, de la latéralisation ou, au moins, le fait que l’hominisation est contemporaine de la latéralisation du cerveau. Il ya très peu ou pas du tout de latéralisation chez les grands singes, nos cousins, et pas du tout chez les autres singes.

La latéralisation est une spécialisation mais elle n’est pas que cela. On constate que les deux hémisphères répondent en même temps à une sollicitation liée à une information, une sensation, une émotion ou à une action. Il en résulte un dialogue permanent entre les deux hémisphères, débat d’où découle au bout d’un certain temps une de l’hémisphère dominant. Le cerveau humain est fondé sur une symétrie brisée et également sur des contradictions dialectiques. IL ne s’agit pas de deux cerveaux (sauf dans le cas des personnes qui ont eu, artificiellement ou naturellement une rupture de la liaison, le corps calleux).

Il existe une autre unité dialectique qu’il importe de souligner, ainsi que l’ont fait des auteurs comme Damasio : l’unité dialectique corps/cerveau.

Dans « L’erreur de Descartes » d’Antonio Damasio, spécialiste en neurologie :

« Dans l’hémisphère droit (…) se trouve la carte du corps la plus complète et la plus synthétique sur l’état du corps à chaque instant, dont puisse disposer le cerveau. Le lecteur peur se demander pourquoi cette carte est restreinte à l’hémisphère droit au lieu d’être distribuée sur les deux hémisphères ; le corps n’est-il pas constitué de deux moitiés symétriques ? La réponse est que chez l’homme, de même que chez les animaux, les fonctions semblent être distribuées de façon asymétriques sur les hémisphères cérébraux, la raison étant probablement qu’il vaut mieux qu’il n’y ait qu’un centre de décision final lorsqu’il faut choisir une pensée ou une action. Si les deux côtés du cerveau devaient intervenir à égalité dans le déclenchement des mouvements, vous pourriez fort bien voir surgir un conflit – votre main droite pourrait interférer avec la gauche, et vous auriez beaucoup moins de chances d’avoir une bonne coordination des mouvements, dès que ceux-ci concerneraient plus d’un membre. Dans le cas de toutes sortes de fonctions, leur localisation restreinte à un hémisphère est certainement plus avantageuse ; les structures cérébrales les desservant sont alors dites dominantes. L’exemple de la dominance le plus connu se rapporte au langage. Chez plus de 80% des gens, y compris chez de nombreux gauchers, la fonction du langage dépend de structures situées dans l’hémisphère gauche. Un autre exemple de dominance, cette fois-ci se rapportant à l’hémisphère droit, concerne la perception des informations sensorielles en provenance du corps : la représentation de l’état fonctionnel des viscères, d’une part, et celle de l’état fonctionnel des muscles squelettiques des membres, du tronc et du visage, d’autre part, se combinent en une carte dynamique coordonnée. (…) La représentation de l’espace en dehors du corps, de même que les processus émotionnels, font l’objet d’une dominance hémisphérique droite. Cela ne veut pas dire que le corps ou l’espace n’est pas représenté dans les structures équivalentes de l’hémisphère gauche. Simplement, les représentations sont différentes : à gauche, elles sont probablement partielles, et ne font pas l’objet d’une intégration fonctionnelle.(…) Il existe une région dans le cerveau humain, constitué par un ensemble d’aires corticales somato-sensorielles situées dans l’hémisphère droit, dont la lésion perturbe en même temps les processus de raisonnement et de prise de décision, ainsi que ceux relatifs à l’expression et à la perception des émotions et, en outre, interrompt la perception des messages sensoriels en provenance du corps. (…) Il existe une conception classiquement entretenue, mais à tort, pour la plupart des auteurs qui essaient de se représenter le fonctionnement du cerveau : la façon unitaire dont l’esprit perçoit le monde sous ses divers aspects sensoriels – images et sons, goûts et arômes, textures et formes – signifierait que tout ceci fait l’objet d’un traitement final au sein d’une seule et unique structure cérébrale. (…) Ma raison principale de m’opposer à l’idée d’un site cérébral intégratif unique est qu’il n’existe aucune région dans le cerveau humain qui soit équipée pour traiter simultanément les représentations fournies par toutes les modalités sensorielles, lorsque nous percevons simultanément, par exemple, des sons, des mouvements, des formes et des couleurs en synchronisation temporelle et spatiale parfaite. (…) Il est sans doute préférable d’imaginer que l’intégration mentale globale, dont chacun de nous ressent si fortement l’existence, résulte d’une coopération entre systèmes de haut niveau, assurée par la synchronisation d’activités neuronales prenant place dans des régions cérébrales séparées. Et cette synchronisation est sans doute obtenue grâce à la coïncidence dans le temps des activités en question. En effet, si des activités prenant place dans des régions cérébrales anatomiquement séparées se produisent dans le même intervalle de temps, il est possible de les relier, comme depuis le derrière de la scène, et de donner l’impression qu’elles se déroulent toutes en un même lieu. (…) Le problème fondamental lié à la synchronisation temporelle est qu’elle nécessite de maintenir un certain niveau d’intensité aux activités se déroulant en différents sites, et ceci pendant le temps nécessaire pour que puisse se réaliser leur intégration (…). Le tronc cérébral, l’hypothalamus, la base du télencéphale et très probablement l’amygdale et le cortex cingulaire (…) régions qui se retrouvent, dans leurs grandes lignes, dans de nombreuses autres espèces, ont pour rôle principal de contrôler les processus vitaux fondamentaux, sans faire appel au fonctionnement mental et à la raison. (…) Sans les circuits génétiquement spécifiés de ces régions cérébrales, nous ne pourrions pas respirer, contrôler nos battements cardiaques, équilibrer notre métabolisme, rechercher de la nourriture et un abri, éviter les prédateurs, et nous reproduire. (…) Les circuits innés n’interviennent pas seulement dans la régulation biologique du corps ; ils interviennent aussi dans le développement et le fonctionnement des structures évolutivement modernes du cerveau. (…) Le néo-cortex ne peut pas engendrer d’images si le vieux cerveau sous-jacent (hypothalamus, tronc cérébral) n’est pas intact et ne coopère pas avec lui. (…) Cela ne veut pas dire non plus que les activités neurales innées ne peuvent pas être modulées – déclenchées plus ou moins souvent – par des commandes neurales en provenance d’autres régions du cerveau, ou par des commandes chimiques, telles que des hormones ou des neuropeptides, apportées par la circulation sanguine ou par des axones. (…) Certains mécanismes régulateurs fondamentaux fonctionnent sans que les individus chez lesquels ils s’effectuent s’en rendent compte. Vous ignorez quel taux d’hormones vous avez dans le sang, de même que la concentration en ions potassium ou la proportion de globules rouges qui y règne, à moins que vous ne décidiez de les mesurer. Mais des mécanismes régulateurs légèrement plus complexes, déterminant des réactions manifestes, vous informent directement de leur existence lorsqu’ils vous poussent à mettre en œuvre un comportement (ou à vous en abstenir) (…) en incitant une représentation potentielle à déterminer certains types de changements dans le corps, lesquels peuvent conduire à un état corporel ayant une certaine signification (faim, nausée), ou à une émotion reconnaissable (peur, colère), ou à quelque combinaison des deux. (…) L’opposition parait si flagrante entre les types de traitement de l’information effectués par ces deux parties du cerveau – les structures « inférieures et anciennes » et celles « supérieures et nouvelles » – que cela a poussé à envisager leurs fonctions respectives selon une dichotomie apparemment sensée : dit de façon la plus simple possible, les anciennes parties du cerveau, en bas s’occupant de la régulation biologique fondamentale, tandis qu’en haut le néo-cortex réfléchit, avec sagesse et subtilité. Dans les étages supérieurs, au sein du néo-cortex, il y a la raison et la volonté, tandis qu’en bas, il y a les émotions et tout ce qui, banalement, concerne le corps. Cette conception, cependant, ne rend pas compte des mécanismes neuraux qui sous-tendent les processus rationnels de prise de décision, tels que je les vois. (…) Les mécanismes neuraux sous-tendant la faculté de raisonnement, que l’on pensait traditionnellement situés au niveau néo-cortical, ne semblent pas fonctionner sans ceux qui sous-tendent la régulation biologique, que l’on pensait traditionnellement situés au niveau subcortical. La nature semble avoir construit les mécanismes sous-tendant la faculté de raisonnement, non pas seulement au-dessus des mécanismes neuraux sous-tendant la régulation biologique, mais aussi à partir d’eux, et avec eux. (…) Le néo-cortex fonctionne de pair avec les parties anciennes du cerveau, et la faculté de raisonnement résulte de leur activité concertée. On peut se demander ici jusqu’à quel point les processus rationnels et non rationnels correspondent respectivement aux structures corticales et subcorticales du cerveau. Pour essayer de répondre à cette question, je me tourne à présent vers la capacité d’expression et de perception des émotions, une importante fonction liée à la régulation biologique, pour suggérer qu’elle fournit un pont entre les processus rationnels et non rationnels, entre les structures corticales et subcorticales. (…) Je vais, pour commencer, me placer dans la perspective de l’histoire individuelle, et établir une distinction entre les émotions que nous ressentons très tôt dans la vie, dont l’expression ne requiert sans doute pas plus qu’un « mécanisme préprogrammé » jamesien (au sens de William James), et les émotions que nous éprouvons en tant qu’adultes, dont le mécanisme a été élaboré progressivement en prenant pour base les émotions de l’ « âge précoce ». Je propose d’appeler celles-ci « émotions primaires », tandis que les émotions de l’âge adulte seront appelées « émotions secondaires ». (…) Les émotions primaires (c’est-à-dire innées, préprogrammées, jamesiennes) dépendent de circuits neuronaux appartenant au système limbique, au sein duquel l’amygdale et la cortex cingulaire antérieur jouent le rôle le plus important. (…) Pour aborder la notion d’émotion secondaire, tournons-nous vers un exemple pris dans le vécu d’un adulte. Imaginez que vous rencontriez un ami que vous n’avez pas vu depuis longtemps, ou que l’on vous annonce la mort inopinée d’une personne qui travaillait étroitement avec vous. (…) Que se passe-t-il en vous sur le plan neurobiologique ? (…) Lorsque vous rencontrez un vieil ami, le rythme de votre cœur peut s’accélérer, votre peau peut rougir, les muscles de votre visage vont se modifier autour de votre bouche et vos yeux vont dessiner une expression de joie, et les muscles des autres régions vont se relâcher. Lorsque vous apprenez la mort de quelqu’un de votre connaissance, votre cœur peut se mettre à frapper fort, votre bouche devenir sèche, votre peau pâlir, une partie de vos intestins se contracter ; les muscles de votre dos et de votre cou vont se tendre, tandis que ceux de votre visage vont dessiner le masque de la tristesse. (…) Dans l’expérience imaginaire sur l’émotion que nous avons vue ci-dessus, de nombreux organes de votre corps passent dans un nouvel état, caractérisés par des changements significatifs. Comment ceux-ci sont-ils engendrés ? Tout commence par la représentation consciente que vous vous faites d’une personne ou d’une situation. (…) élaborée sous l’égide d’un grand nombre de cortex d’association de niveau élevé. A un niveau non conscient, des circuits du cortex préfrontal répondent de façon automatique et involontaire aux signaux résultant du traitement des images en question. (…) Les représentations potentielles préfrontales acquises nécessaires à l’expression des émotions secondaires sont distinctes des représentations potentielles innées (…) mais elles ont besoin des secondes pour s’exprimer. Non conscientes, automatiques et involontaires, les réponses émanant des représentations potentielles préfrontales sont signalées à l’amygdale et au cortex cingulaire antérieur (…) envoyant des messages au corps. (…) La nature, avec son génie du bricolage visant à l’économie, n’a pas élaboré de mécanisme indépendant pour l’expression des émotions primaires et secondaires. (…) Examinons la question de la perception des émotions. (…) Vous percevez de façon interne tous les changements affectant votre corps de façon visible par un observateur extérieur que ceux invisibles par ce dernier. (…) Tous ces changements sont constamment signalés au cerveau sous la forme de messages (…) empruntant des voies nerveuses. (…) Outre la « boucle neurale », par laquelle votre état émotionnel est signalé en retour au cerveau, votre organisme recourt également à une « boucle chimique » de retour. Les hormones et les peptides libérées dans votre corps sous l’effet de l’émotion peuvent atteindre le cerveau par la voie de la circulation sanguine (…) Dans de nombreux cas, le cerveau apprend à confectionner l’image affaiblie d’un état émotionnel du corps, sans avoir à reproduire ce dernier dans le corps proprement dit. En outres, certains neurones modulateurs du tronc cérébral et la mise en œuvre de leurs réponses court-circuitent le corps, bien que, de façon très curieuse, ces neurones soient impliqués dans la représentation cérébrale de la régulation biologique du corps. Il existe donc des mécanismes neuraux qui nous procurent des perceptions « comme si » elles provenaient d’états émotionnels, comme si le corps les exprimait véritablement. (…) Pour qu’à partir d’une image donnée s’établisse un « mécanisme de simulation », il a d’abord fallu qu’elle ait été à l’origine de tous les processus se déroulant en boucle au sein du corps. (…) Les régions préfrontales sont, en fait, dans une position privilégiée par rapport aux autres systèmes cérébraux. Leur cortex reçoit des signaux relatifs à la connaissance, constamment mis à jour, des phénomènes se déroulant dans le monde extérieur aux valeurs de consigne du système inné de régulation biologique et aux états du corps présents et passé (…) Le cortex préfrontal lui-même est un lieu où s’opère le classement des situations dans lesquelles l’organisme a été impliqué. (…) La totalité de la région préfrontale semble spécialement avoir pour fonction d’effectuer le classement des données contingentes issues du vécu personnel dans la perspective de la pertinence pour l’individu. (…) Percevoir l’environnement ne se résume pas à ce que le cerveau reçoive directement des signaux d’un stimulus donné, sans parler même de la réception directe d’images. L’organisme se modifie activement de telle sorte que l’interaction puisse prendre place dans les meilleures conditions possibles. Le corps proprement dit n’est pas passif. (…) Ma suggestion revient à dire que les processus mentaux résultent de l’activité de circuits neuraux, bien sûr, mais que nombre de ces derniers ont été façonnés, au cours de l’évolution, par les nécessités fonctionnelles de l’organisme. Elle revient à dire aussi que le fonctionnement mental normal demande que les circuits neuraux susnommés contiennent des représentations fondamentales de l’organisme, et qu’ils ne cessent de prendre en compte les états successifs du corps. (…) Ma suggestion ne revient pas à dire que l’esprit est situé dans le corps. J’affirme simplement que le corps fournit au cerveau d’avantage que ses moyens d’existence et que la modulation de ses activités. Il fournit un contenu faisant intégralement partie du fonctionnement mental normal. (…) Il est probable que les phénomènes mentaux ne peuvent se concevoir sans une sorte de référence au corps, notion qui figure de façon proéminente dans les positions théoriques avancées par Georges Lakoff, Mark Johnson, Eleanor Rosch, Francisco Varela et Gerald Edelman. (…) Il n’aurait pas été possible de tenir ma partie dans cette conversation sans invoquer Descartes, en tant que référence obligée de tout un ensemble d’idées sur les rapports du corps, du cerveau et de l’esprit, qui, d’une façon ou d’une autre, continue à exercer une grande influence dans les sciences et dans les lettres occidentales.

Comme vous l’avez vu, j’ai combattu dans ce livre à la fois la conception dualiste de Descartes selon laquelle l’esprit est distinct du cerveau et du corps et ses variantes modernes : selon l’une de ces dernières, il existe bien un rapport entre l’esprit et le cerveau, mais seulement dans le sens où l’esprit est une espèce de programme informatique pouvant être mis en œuvre dans une espèce d’ordinateur appelé cerveau. (…) « Je pense, donc je suis », cette formule peut-être la plus célèbre de l’histoire de la philosophie, apparaît en français dans la quatrième partie du « Discours de la Méthode » (1637), et en latin (« Cogito, ergo sum ») dans les « Principes de philosophie » (1644). Prise à la lettre, cette formule illustre précisément le contraire de ce que je crois être la vérité concernant l’origine de l’esprit et les rapports entre esprit et corps. Elle suggère que penser, et la conscience de penser, sont les fondements réels de l’être. Et puisque nous savons que Descartes estimait que la pensée était une activité complètement séparée du corps, sa formule consacre la séparation de l’esprit, la « chose pensante » et du corps non pensant qui est caractérisé par une « étendue » et des « organes mécaniques ». (…) Descartes précise sa conception sans ambiguïté : « Je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu ni d’aucune chose matérielle, en sorte que ce moi, c’est-à-dire l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps. » C’est là qu’est l’erreur de Descartes : il a instauré une séparation catégorique entre le corps, fait de matière, doté de dimensions, mû par des mécanismes, d’un côté, et l’esprit, non matériel, sans dimensions et exempt de tout mécanisme, de l’autre ; il a suggéré que la raison et le jugement moral ainsi qu’un bouleversement émotionnel et une souffrance provoquée par une douleur physique pouvaient exister indépendamment du corps. Et spécifiquement, il a posé que les opérations de l’esprit les plus délicates n’avaient rien à voir avec l’organisation et le fonctionnement d’un organisme biologique. (…) L’erreur de Descartes continue d’exercer une grande influence. (…) Il est intéressant de noter que, de façon paradoxale, de nombreux spécialistes des sciences cognitives qui estiment que l’on peut étudier les processus mentaux sans recourir à la neurobiologie, ne se considèrent sans doute pas comme des dualistes. On peut aussi voir un certain dualisme cartésien (posant une séparation entre le cerveau et le corps) dans l’attitude des spécialistes des neurosciences qui pensent que les processus mentaux peuvent être expliqués seulement en termes de phénomènes cérébraux, en laissant de côté le reste de l’organisme, ainsi que l’environnement physique et social – et en laissant aussi de côté le fait qu’une certaine partie de l’environnement est lui-même le produit des actions antérieures de l’organisme. (…) L’idée d’un esprit séparé du corps a semble-t-il également orienté la façon dont la médecine occidentale s’est attaquée à l’étude et au traitement des maladies. La coupure cartésienne imprègne aussi bien la recherche que la pratique médicales. Par suite, l’impact psychologique des maladies affectant le corps proprement dit (ce que l’on appelle les maladies réelles) n’est généralement pas pris en compte, ou seulement envisagé dans un second temps. Le processus inverse, la façon dont les problèmes psychologiques retentissent sur le corps, est encore plus négligé. (…) Un assez grand nombre de médecins s’intéressent aux arts, à la littérature et à la philosophie. Un nombre surprenant d’entre eux sont devenus poètes, romanciers et dramaturges de grande valeur, et plusieurs ont réfléchi avec profondeur à la condition humaine et traité de façon perspicace de ses dimensions psychologiques, sociales et politiques. Et pourtant, l’enseignement qu’ils ont reçu dans les facultés de médecine ne prend pratiquement pas en compte ces dimensions humaines lorsqu’il traite de la physiologie et des pathologies du corps proprement dit. (…) Le cerveau (plus précisément les systèmes nerveux central et périphérique), en tant qu’organe, a été pris en compte dans ce cadre. Mais son produit le plus précieux, le phénomène mental, n’a guère préoccupé la médecine classique et, en fait, n’a pas constitué un centre d’intérêt prioritaire pour la spécialité médicale consacrée à l’étude des maladies du cerveau : la neurologie. (…) De nos jours, il n’y a guère de facultés de médecine qui proposent à leurs étudiants un enseignement sur le fonctionnement mental normal, avec un ensemble de cours de psychologie générale, neuropsychologie et neurosciences. (…) Depuis trois siècles, le but des études biologiques et médicales est de comprendre la physiologie et la pathologie du corps proprement dit. L’esprit a été mis de côté, pour être surtout pris en compte par la philosophie et la religion, et même après qu’il est devenu l’objet d’une discipline spécifique, la psychologie, il n’a commencé à être envisagé en en biologie et en médecine que récemment. (…) La conséquence de tout cela a été l’amoindrissement de la notion d’homme telle qu’elle est prise en compte par la médecine dans le cadre de son travail. Il ne faut pas s’étonner que le problème de l’impact des maladies du corps sur la psychologie ne soit considéré que de façon annexe ou pas du tout. La médecine a été très longue à comprendre que la façon dont les gens ressentent leur état de santé est un facteur majeur dans l’issue d’un traitement. (…) On commence enfin à accepter l’idée que les troubles psychologiques, graves ou légers, peuvent déterminer des maladies du corps proprement dit, mais les circonstances dans lesquelles, et la mesure dans laquelle, cela peut se produire, continuent à ne pas être étudiées. (…) La mise à l’écart des phénomènes mentaux par la biologie et la médecine occidentales, par suite d’une vision cartésienne de l’homme, a entraîné deux grandes conséquences négatives. La première concerne le domaine de la science. La tentative de comprendre le fonctionnement mental en termes biologiques généraux a été retardée de plusieurs décennies, et il faut reconnaître honnêtement qu’elle a à peine commencé. (…) La seconde conséquence négative concerne le diagnostic et le traitement efficace des maladies humaines. »

Robert Paris