Je commence à me rendre compte que je suis dans un état d’extrême solitude. Que dois-je faire ?

– Vous voulez savoir pourquoi vous éprouvez un sentiment de solitude. Savons-nous ce que veut dire la solitude et en sommes-nous conscients ? J’en doute fort, car nous sommes plongés dans des activités, dans des livres, dans des fréquentations, dans des idées qui nous empêchent de nous rendre compte de notre solitude. Qu’appelons-nous solitude ? Le sentiment d’être vide, de ne rien posséder, d’être extraordinairement incertain, sans racines nulle part. Ce n’est pas du désespoir, ni une désespérance, mais une vacuité et un sens de frustration. Je suis sûr que nous l’avons tous ressenti, ceux d’entre nous qui sont heureux, comme ceux qui sont malheureux, les très, très actifs comme ceux qui s’adonnent à l’étude. Nous connaissons tous cela. C’est le sens d’une douleur inépuisable, d’une douleur que l’on ne peut pas étouffer, quelque effort que l’on fasse dans ce sens.

Abordons ce problème en cherchant à voir ce qui se produit réellement, comment nous nous comportons au juste lorsque nous éprouvons ce sentiment de solitude. Nous essayons de le fuir. Vous poursuivez votre lecture interrompue, vous allez consulter un sage, vous allez au cinéma, vous devenez très, très actif socialement, vous allez prier, vous vous mettez à peindre, ou bien à écrire un poème sur la solitude. C’est cela qui se produit en fait. Prenant conscience de votre solitude, de la douleur qu’elle comporte, de la peur insondable qui l’accompagne, vous cherchez une évasion, et c’est cette évasion qui devient importante ; par conséquent vos activités, vos connaissances, vos dieux, vos radios deviennent importants aussi. Lorsque vous accordez de l’importance à des valeurs secondaires, elles mènent au chaos, car les valeurs secondaires sont inévitablement sensorielles. Et la civilisation moderne basée sur elles vous offre les évasions que vous cherchez, par le truchement de votre emploi, de votre famille, de votre nom, de vos études, de vos expressions artistiques, etc. Toute notre culture est basée sur ces évasions. Notre civilisation est fondée dessus, c’est un fait.

Avez-vous jamais essayé d’être seul ? Essayez, et vous verrez comme c’est extraordinairement difficile et quelle intelligence il faut pour être seul, car notre esprit ne nous permet pas de l’être. Il commence à s’agiter, à s’affairer autour d’évasions possibles. Que sommes-nous donc en train de faire à ce moment-là ? Nous essayons de remplir ce vide extraordinaire avec du connu. Nous apprenons à être actifs et sociables, à étudier, à manipuler la radio. Ainsi nous remplissons cette chose que nous ne connaissons pas — ce vide — avec toutes sortes de connaissances, de contacts ou d’objets. N’est-ce pas ainsi que cela se passe ? C’est cela notre processus ; c’est cela, notre existence. Or, sitôt que vous vous rendez compte de ce que vous faites, pensez-vous encore pouvoir remplir ce vide ? Vous vous y êtes efforcés par tous les moyens. Y êtes-vous parvenus ? Vous êtes allés au cinéma et cela n’a pas réussi, alors vous allez chez votre gourou ou dans une bibliothèque, ou vous devenez très actifs socialement. Etes-vous parvenus à remplir le vide ou l’avez-vous simplement recouvert ? Si vous l’avez simplement recouvert, il est toujours là et surgira de nouveau. Si vous parvenez à une évasion totale, vous vous retrouverez dans un asile d’aliénés ou vous deviendrez complètement stupides. Et c’est exactement ce qui se produit dans le monde.

Ce vide, cette vacuité peut-elle être remplie ? Si elle ne peut pas l’être, pouvons-nous la fuir, nous en évader ? Si nous avons tenté une évasion et que nous avons vu qu’elle n’a aucune valeur, ne voyez-vous pas que les autres ne valent pas plus ? Il importe peu que vous remplissiez ce vide avec ceci ou cela. Ce que vous appelez méditation est une évasion aussi. Il importe peu que vous modifiiez l’itinéraire de votre fuite.

Comment découvrirez-vous la façon de traiter cette solitude ? Vous ne la découvrirez que lorsque vous aurez cessé de fuir. Sitôt que l’on est décidé à affronter ce qui « est » — ce qui veut dire que l’on n’ouvre pas la radio, ce qui veut dire que l’on tourne le dos à la civilisation — cette solitude prend fin parce qu’elle est complètement transformée. Ce n’est plus de la solitude. Si l’on comprend ce qui « est », alors ce qui « est » est le réel. Mais parce que l’esprit ne cesse d’éviter de voir, de refuser de voir, de fuir ce qui « est », il crée ses propres obstacles. Et parce que nous avons érigé tant d’obstacles qui nous empêchent de voir, de comprendre ce qui « est », nous nous éloignons de la réalité. Voir ce qui « est » non seulement requiert une grande vivacité et une lucidité dans l’action, mais veut dire aussi tourner le dos à tout ce que nous avons échafaudé, à notre compte en banque, à notre nom, à tout ce que vous appelez civilisation. Lorsque l’on voit ce qui « est » on voit comment la solitude est transformée.

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Extrait du livre « La première et dernière liberté » de Krishnamurti. Traduit de l’anglais par Carlo Suares

Krishnamurti Jiddu