En Guerre et en Paix est le carnet de route écrit par Andrzej Bobkowski, alors qu’il séjournait en France. Je propose ici quelques lignes extraites de l’ouvrage pour donner le goût d’aller plus loin. C’est un témoignage humain, vivant, subjectif, et en cela nécessaire pour des sujets piétinés par les abstractions dominantes. Ces abstractions, pourtant bien réelles dans la matière, mènent au conflit, à l’absurde, la danse tragique de la création. Il n’empêche qu’il est parfois donné de voir au-delà. Et ces quelques années de témoignage étendu de 1940 à 1944 laissent la part belle aux intuitions, aux analyses inspirées, stimulées par la complexité de la situation…

Les mots d’Andrzej Bobkowski raisonnent encore aujourd’hui par leur singulière perspicacité sur la France, les idéologies, les dogmes, l’idéologie technicienne, la religion des termites humains. De même les moments de solitude, de partage et de dépassement… tout cela y ressort, au jour de jour, suivant les flots d’une rivière qui ne cesse de couler… la rivière de la vie, de l’existant, les mots frais de l’expérience d’ouverture à soi et au monde, au questionnement et au dépassement.

Pendant ces quelques années, il réalise un tour de France à vélo, guidé par les aléas de l’époque et de ses fonctions dans un le Bureau Polonais d’un Atelier de construction parisien, avant de revenir à Paris. Il vit dans l’instant, vivant l’accélération des évènements, la guerre sans se battre, impuissant et n’ayant pas besoin de choisir un camp, si ce n’est celui de sa propre humanité…

1940

« Croire, ‘est posséder une canne qui sert à soutenir les pensées boiteuses. »

« […] le général a donné l’ordre de la retraite en déclarant : ‘Messieurs, maintenant nous devons mourir.’ Père a osé lui faire remarquer : ‘Bien que la manière que vous proposez pour nous sortir de la situation soit la plus simple, mon général, peut-être vaudrait-il la peine d’essayer d’abord un moyen plus compliqué.’ »

« En fait, l’écriture n’a de valeur que lorsqu’on n’y tient plus. »

« Ce qui compte, c’est l’instant présent et il ne faut pas craindre de le sucer jusqu’à la moelle, pour ensuite l’écarter et se demander comment profiter le mieux possible de l’instant suivant. Un seul point m’intrigue : ce n’est ni le Carpe diem d’Horace ni ‘après nous le déluge’ ; pour l’un il faut du calme, pour l’autre de la lassitude ou de la fatigue. Je ne sais pas ce que c’est. »

« Les français ont l’impression qu’ils pensent, donc ils sont. Aujourd’hui, ça ne suffit plus. Aujourd’hui, il faut sentir pour vivre. Je sens, donc je suis. Si je me contente de penser, je risque de ne pas sentir la claque qu’on est en train de me donner… Ils ne sentent pas, ils ne sentent plus. »

« Huxley semble ne pas voir qu’aujourd’hui , les véritables causes du mal résident essentiellement dans la puissance, incompréhensible, que renfermer l’acceptation de tout et n’importe quoi : les gens souffrent tout et ne rougissent de rien, comme le papier. »

« La bêtise humaine est vraiment infinie, sans limites, comme l’univers. »

« Et souvent je reste là, près de la barrière ou sous un arbre, le regarde vague, ne pensant à rien, offrant au bruit, à la couleur, aux rayons du soleil, à l’odeur et au souffle du vent ce sur quoi ils jouent le plus fort. Je ne suis plus qu’un instrument passif. Aucune exaltation. C’est une douche de l’âme qui ressemble à une douche du corps, j’en éprouve le même plaisir. […] Lorsque je prends une douche froide, je bois toujours l’eau qui m’éclabousse la figure ; ici, près de la barrière, sous l’arbre, je bois la vie. »

« La politique consiste d’abord à empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde, puis à les forcer à décider de choses qu’ils ne comprennent pas. » Paul Valéry

« J’ai envie d’arrêter de sentir, d’arrêter de penser, d’être silence, comme tout ce qui m’entoure. »

« Les Français ont su incarner et présenter sous une forme claire, intelligible pour chacun, pratique, ce que les autres peuples pressentaient, ce à quoi ils aspiraient inconsciemment. Ils ne voulaient pas de surhommes, ils voulaient l’homme tout court et c’est peut-être pour cette raison qu’ils ont exercé cette si profonde influence qui a tracé le sillon de la culture mondiale. […] Qu’ont-ils donné au monde depuis ? […] Tous se laissent impressionner et inversent les grandeurs en prenant la puissance de l’Allemagne comme critère de leur propre faiblesse alors que l’Allemagne est un phénomène anormal qui a frappé le monde normal. Le monde normal s’est révélé pourri, désorganisé et aussi impuissant qu’un homme nu attaqué par un ivrogne ou un fou armé. […] Je suis presque sûr que même si les Allemands perdent la guerre, leur conception du monde, leurs conceptions économiques et sociales pénétreront l’Europe comme l’ont fait les conceptions de Napoléon, propagées par sa guerre. […] Le monde de la liberté, des lois de la liberté – parfois cruelles, elles aussi -, était incapable de résister à cet esclave bien organisé. »

« Si seulement on pouvait penser à l’avenir, émettre des hypothèses, mais rien, rien de rien. Penser à hier ? Ca n’a pas de sens. Penser à demain ? Comment ? Avec les références d’hier ? C’est absurde. Il ne reste que le moment présent. Il faut encore simplifier sa manière de penser et essayer de vivre, de vivre et de survivre. Pour voir quoi ? Je n’en sais rien. »

« Tout ce qu’on écrit, le temps qu’on l’écrive, est déjà un peu mensonge, la pensée est déformée, c’est comme un son qu’on ne parvient pas à reproduire. […] La meilleur oreille n’y peut rien. »

« La barbarie suscite la peur, la peur suscite la barbarie. »

1941

« Quoi qu’il en soit, je ne connais rien de plus subjectif que cette fameuse objectivité des français. Je l’ai souvent constaté. Ils savent merveilleusement prendre parti tout en donnant l’apparence d’une objectivité très séduisante. »

« J’ai découvert le sourire de la pensée. »

« On pourrait intituler ce texte ‘Paris 1941’ et le commencer ainsi : Le mâle se levait de sa couche, préparait sa pitance matinale, puis, ayant revêtu quelques peaux déchirées, partait à la chasse. Tout le jour il flairait, croisant d’autres mâles et d’autres femelles. Il chassait avec ruse et ingéniosité, et fourrait haricots, petits pois, beurre, café et sucre – les fruits de sa chasse – , dans le grand sac qu’il portait sur ses épaules. Il rentrait le soir dans sa caverne fraîche, remettait son butin à sa femelle qui se laissait alors approcher. Telle était leur vie à l’âge de pierre dit Xxème siècle, où des millions d’autres mâles s’entre-égorgeaient par amour de l’humanité et pour le bien des générations futures, aspirant à créer l’âge du bronze, mais allant droit vers la période glaciaire. »

« Cette espèce d’intellectuel, la pire, n’existe pas que sur le papier, on la voit partout. Il faut qu’il pense, mince ! Au lieu de vivre et de penser, il ne fait que penser et se croit un être supérieur parce qu’il n’a rien inventé. […] Plus la pensée aborde simplement les problèmes du moi, plus elle devient sincère et ouverte […] plus il est facile de vivre. […] Basia m’a dit un jour : ‘Il t’est facile de parler de la simplicité de la pensée et de sa clarté puisque tu es heureux.’ Je lui ai répondu : ‘Tu te trompes ! Imagines comme il me serait facile d’être malheureux. »

1942

« […] ‘Comment se fait-il qu’on trouve plus facilement à se nourrir en Pologne que chez nous ? – C’est parce que nous ne collaborons pas’, lui ai-je répondu. »

« Je ne comprends pas pourquoi les gens perdent leur temps à discuter et à se quereller. Tout dépend du point de vue duquel on se place et tout le monde peut avoir raison. »

« La véritable pensée est capable de saisir et d’exprimer ce que tout individu ressent dans son subconscient et dont il ne se rend pas compte en étant en même temps conscient, sachant sans savoir. Seule la pensée, toujours humaine, est réellement authentique, convaincante ; elle laisse des traces dans l’âme et change le monde. »

« Tout programme qui prône la liberté commence aujourd’hui par la prison et la potence, par des lieux d’isolement et d’extermination systématique pour une certaine classe de mammifères humains. […] Et après viendra la liberté. Quelle liberté ? De la foutaise. La liberté de qui ? D’esclaves de la liberté, de galériens. […] »

« Le monde n’est plus qu’un rassemblement de créatures qui perdent de plus en plus ce qu’on pouvait appeler la vie intérieure et la culture de l’esprit. La vie est devenue la vie de l’épiderme qui, de plus en plus souvent et de plus en plus avidement, veut atteindre un but dont il est même incapable d’avoir conscience puisqu’il s’étourdit de vitesse, de plaisirs ; qu’il se gave de toutes les conquêtes de la civilisation, sans mesure, au-delà de la résistance des nerfs et du cerveau. Les systèmes politiques et économiques ont fait du monde entier une vaste prison où des milliards de gens portent des chaînes auxquelles des idéologies socio-politiques ‘nouvelles’, ‘uniques, et ‘vraies’ leur ont rivé le corps et l’esprit. Que sont donc tous ces systèmes modernes, ces pensées et ces prémices modernes, ces idées contemporaines sur la vie de l’homme et sur ses devoirs sinon une vaste négation généralisée de l’homme. »

« Il m’arrive de plus en plus souvent de prier devant une chope de bière ou un verre de rhum, car ce sont des moments où je sens vraiment que je vis encore. »

« Dans le progrès on cherchait la liberté et on y a trouvé des chaînes pires encore que celles que nous aurait mises un seigneur féodal. Nous fonçons droit devant nous, aveugles, bêtement confiants dans le progrès, avec un enthousiasme de bovin pour les nouvelles conquêtes de la technique et les esprits inventifs. Au fond de nous-même trotte encore sans bruit, telle une petite source cachée dans la forêt, la pensée, la vraie, la pensée calme, mais de plus en plus souvent étouffée par le tonnerre et le déluge des idées. […] L’essor de la machine, dont chacun d’entre nous est devenu esclave, nous a éloignés de tout. Elle a tué l’âme en promettant la libération du corps […]. Le progrès n’a introduit dans notre sang qu’un unique grand sentiment vrai : la peur. »

1943

« L’homme est un atome éternel qui se désagrège en libérant des forces sans cesse renouvelées. […] Je ne crois à aucun régime ; je me fous de toutes les idéologies et je méprise les systèmes quand il s’agit de l’homme. Je serais plutôt enclin à répondre que je crois en tout régime, en toute idéologie et en tout système où il est réellement question de l’homme. Laisser l’homme vivre, voilà le seul et unique système, la seule et unique idéologie. Il faut le laisser vivre, et non pas lui ordonner de vivre ; lui laisser choisir le but de son existence et non pas lui imposer d’avance. »

« Pour comprendre réellement quelque chose, il faut toujours faire des concession, renoncer, ne fût-ce qu’en partie, à ce que l’on a toujours considéré comme vrai, dans le but de connaître une nouvelle vérité. […] La stupeur et l’immense étonnement qui s’emparent de nous lorsque nous sommes confrontés à la réalité sont directement proportionnels à la force avec laquelle nous résistons grâce aux tabous ou tout simplement aux dogmes qui nous ont été inculqués. »

« Nous sommes tous des adeptes des dogmes du progrès, dans le sens le plus erroné du terme, de la foi en l’homme et de son développement automatique ; nous sommes tous des fanatiques du dogme de la matière et du nombre. »

« Pour tous les systèmes et toutes les idéologies, l’Homme avec un grand H est le plus grand empêcheur de danser en rond. »

« …] La chose intéresserait Voltaire, encore que je sois sûr qu’il siégerait aujourd’hui à Vichy. »

« En France, dans ce pays si spirituel, il semble que simplifier soit détruire. » Balzac

« J’avoue qu’en causant de ces choses là avec des français intelligents, j’ai souvent eu l’impression de causer avec des termites humains : des êtres prodigieusement intelligents, d’une antiquité de tradition non seulement vénérable, mais incomparable, des êtres raffinés – mais qui ont perdu le sens de la lumière depuis l’âge du carbonifère. […] Mais en se défendant du progrès purement extérieur, elle s’est défendue du progrès de la pensée. […] La France est bloquée dans un rationalisme irrationnel, dogmatique. »

« Quand on a faim, on avale n’importe quoi, même des idéologies. »

« Si le communisme réussissait et tenait toutes ses promesses, ce ne serait plus du communisme, et c’est la raison pour laquelle il ne réussira jamais. »

« On entend résonner dans notre cour les voies aiguës des marchandes des quatre saisons. Moins elles ont de chose à vendre, plus elles crient. De ce point de vue, les hommes politiques et les marchandes se ressemblent. »

« Tout l’art de l’entre-deux-guerres se caractérise par sa froideur. C’est l’art d’exprimer des instincts et non des sentiments. »

« Quand le chacal accuse la hyène, les gens sont toujours enclins à soutenir l’un des deux, incapables de voir que l’un et l’autre se nourrissent de charogne. »

« Pas de voitures, la paix. Je crois que Paris n’a jamais été aussi beau. »

« Les interprétations erronées des grandes idées se trouvent certainement chez nous au deuxième rang des causes de mortalité. Les langues occidentales sont en fait trop pauvres pour exprimer les idées qui naissent dans les régions supérieures de l’esprit et de la raison. »

« Quand donc aime-t-on davantage sinon dans ces moments où l’on se sent ainsi son œuvre, le produit le plus réussi de la nature, à l’évolution illimitée et qui a encore tant devant lui pour devenir un homme ? Dans ces brefs instants, je ne prie pas en pensée, je ne prie pas avec des mots, mais de tout mon être. Je sens la vie. »

« L’amour ? C’est comme tout, il demande du travail… un travail quotidien, banal. […] Rien n’est plus faillible que les fameux ‘instincts infaillibles’. »

« Je ne sais pas qui a inventé que ‘le travail ennoblit’. Je sais seulement que je m’ennoblis toujours davantage quand je n’ai rien à faire. […] D’un homme abruti de travail, on peut faire ce qu’on veut. »

« Une chose est sûre, c’est que si l’on forçait aujourd’hui un individu à la tête très solide à écouter tout ce que dit la radio et à lire tout ce qu’écrivent les journaux, une semaine après on pourrait l’enfermer dans un asile psychiatrique sans avoir besoin d’un avis médical. »

1944

« Cette époque qui approche exigera de grossières simplifications, dans tous les domaines, juste pour que l’on puisse vivre. Et ces simplifications me font peur. Il ne s’agit pas d’une peur ‘aristocratique’. Non, c’est tout simplement la peur d’un esprit habitué malgré tout à penser un minimum, sans simplifications. »

Marko