Jules Verne
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« Le ciel est ma patrie et la contemplation des astres ma mission »
Anaxagore de Clazomènes.

Clochard marin, clochard céleste, un air de famille ?
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Je vais répondre à cette question de manière détournée. Et si les philosophes présocratiques grecs avaient été des clochards marins ?
Des clochards illuminés allant de village en village, de port en port, non pas pour porter la bonne parole, mais pour déblatérer des inepties devant la foule qui les écoutait avec un mélange de mépris, de sérieux et de compassion.

Rétrospectivement, avec plusieurs siècles d’endoctrinement chrétien et scientifique, les clochards grecs nous semblent avoir été des hommes respectables. N’excellaient-ils pas en effet dans les arts intellectuels ? Ne furent-ils pas parmi les premiers à utiliser l’écriture pour propager leur philosophie ? N’ont-ils pas joué le rôle de conseiller du prince ? N’ont-ils pas pratiqué le commerce ?
Peut-être. Mais c’est bien là un signe de la décadence de notre civilisation, que nous ne soyons même plus capables d’imaginer que les arts politiques et intellectuels, le commerce et l’écriture, n’ont peut-être pas toujours été aussi prestigieux qu’aujourd’hui.

Qui nous dit que chez les grecs antiques, il ne s’agissait pas d’activités de second rang, méprisables, douteuses, fantaisistes ? Peut-être les grecs affectionnaient-ils en priorité les arts de la guerre, de la table, le sexe, la navigation et la plaisanterie ? Plus j’y pense, plus je me dis que oui, finalement les tous premiers philosophes grecs ont très certainement été des clochards marins.

Soit, mais si c’est le cas, pourquoi les a-t-on écoutés ?
Eh bien pour deux raisons. Tout d’abord parce qu’au fil du temps, à force de se faire chasser des ports ou des villes qu’ils traversaient, ils finirent par gagner leur lettre de noblesse et par se sédentariser.

Quand les citoyens en eurent assez de les chasser, ils leur offrirent un statut. Et ils finirent même par les prendre au sérieux. Ensuite, parce que si dans notre civilisation du vide, la parole sacrée est monopolisée par les religieux, les politiciens de métiers et les scientifiques, ne doutons pas qu’il n’en a pas toujours été ainsi.

Dans les démocraties marines, la parole était entre les mains des citoyens. Elle pouvait être accaparée par le premier venu. C’est pourquoi, chez les grecs, on devait écouter tout autant les branks et les clochards marins que les honnêtes hommes. Celui qui prenait la parole, qui parvenait à s’imposer devant une foule, triomphait, quelque soit son statut, et voilà tout.

Ceci jusqu’au jour où avec Socrate, le clochard marin décide de renoncer à la sagesse. Il se transforme en militant, il veut imposer son dogme. Il veut abandonner son statut précaire. Fini le rôle de clochard perdu, qui erre de port en port.
Le nomadisme des présocratiques, les délires mystiques prennent fin. Au départ, il entreprend de vendre ses idées dans des conférences privées ou en enseignant. Puis place, avec Platon et Socrate, à la parole figée, au conservatisme, au royaume des certitudes. Le philosophe se transforme en expert, il veut devenir celui qui gère la cité. C’est décidé, le philosophe enseignera la vérité. Envers et contre ceux qui n’y croient pas. Fini le temps des jets de pierres et des bannissements, le clochard s’embourgeoise. Il faut bien vivre…

Donc, finalement, pendant que nous entassons nos clochards dans des squats, des foyers, que nous les méprisons, que nous les stigmatisons, nous sommes peut-être en train de nous fermer à une parole sacrée. À la parole du changement. Et croyant les enfermer, c’est nous-mêmes que nous enfermons. Car les sages des temps modernes, ce sont bien les clochards. Qui, hormis un clochard, peut se targuer d’être réellement détaché des ambitions matérielles ? Sûrement pas un intellectuel parisien, assurément.

Notre société vit donc dans ce perpétuel mouvement de balancier.

Tantôt nous penchons du côté du clochard céleste, du nomade, du monde de l’esprit, du relativisme, tantôt nous nous rabaissons au matérialisme, à l’académisme, au sédentarisme et au rationalisme. Nous passons alors du stade civilisé, celui du clochard céleste, au stade du primitif, celui de l’homme moyen contemporain. Comment ne pas voir, en effet, que nous sommes devenus des primitifs ?

Nous nous ruinons, nous nous battons et nous détruisons notre environnement pour produire des choses qui ne servent à rien; nous partons à la cueillette remplir nos caddies; nous croyons fermement à des mythes scientifiques complètement loufoques; nous sommes tellement enfermés dans des rites, des codes, des habitudes que nous ne sommes même plus capables de les percevoir, etc. En plus, si l’on en croit Pierre Clastres, nous sommes bien plus soumis à nos chefs que dans les sociétés tribales. Si bien qu’en fin de compte, en termes de liberté individuelle, nous avons régressé…

Le clochard céleste refuse tout simplement cette civilisation du vide pour se réinventer son propre monde. Il est celui qui vit des étoiles. C’est-à-dire de rien. C’est un voyageur du vent, en perpétuel mouvement.
Les étoiles sont son guide. Il dort dans les gares désaffectées, dans les champs, dans les squats, dans les décharges. Le clochard marin, lui aussi, se fie au vent et aux étoiles pour guider sa route. Il vit de peu de choses, de pêche, de petits boulots, de voyages, de littérature, de musique et de squats. Sa vie est rythmée par son propre mouvement et le mouvement des éléments. Lui aussi refuse ce monde sans vie, sans poésie, sans espoir.

Le clochard marin élabore des théories sur le monde, des théories profondes qui naissent de sa propre subjectivité. Il reconnaît que chaque être humain, en tant qu’être en mouvement, est porteur d’une vision unique, d’une sensibilité propre. Il apprend au contact des hommes et des femmes, de la nature et des cultures, le respect des différences et la profondeur de la pensée d’autrui qui va bien au delà des clivages sociaux. Et il prend ainsi conscience de la vanité de l’apparence sociale.

Clochard marin et clochard céleste vivent tous deux dans des lieux à la fois communs et marginaux. Leur monde a beau être celui des sédentaires, il n’en est pas moins complètement différent. Ils sont tous deux les habitants d’un monde à part, d’un monde où le vent et les étoiles sont leurs seuls et uniques maîtres.
Tous deux ont choisi ce mode de vie, même si ce fut plus ou moins contraint. Ils l’ont choisi car ils reconnaissent dans ce mode de vie un mode de vie unique, où le monde se teinte d’une coloration différente, où les êtres humains deviennent leurs compagnons de route et non plus leurs ennemis, leurs concurrents, leurs maîtres ou leurs valets.

Clochards marins et clochards célestes sont dans un état d’émerveillement chronique. Non pas que leur vie soit forcément belle et heureuse. Elle peut être décadente et harassante. Mais parce qu’ils découvrent sans arrêt un monde neuf. Parce que leur vie est tout entière tendue vers cet ailleurs qu’ils vont bientôt découvrir, vers ce monde qu’ils vont enchanter ou désenchanter avec leur propre regard.

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