C’est un homme de 85 ans tout en pudeur. En mars dernier, bravant la loi française sur l’euthanasie, Monsieur M. a permis à son épouse, Blanche, atteinte d’un cancer en phase terminale, d’en finir.
Alors que vient de paraître le rapport Sicard sur la fin de vie, un homme raconte à L’EXPRESS comment il a aidé sa femme à mourir.

REUTERS/Michael Kooren

Quand, de sa main tremblante de vieil homme, il lui a tendu le verre pour qu’elle le porte à ses lèvres, il pleurait comme un enfant. En la regardant se redresser péniblement, il a murmuré: « Tu te rends compte ce que tu me fais faire, mon amour? » Ce furent ses derniers mots à Blanche, dans la chambre aux rideaux tirés. « Mon amour. »

En soixante ans de mariage, une vie l’un pour l’autre, lui, publicitaire, elle, fonctionnaire dans un organisme international, c’était la première fois qu’ils se quittaient. Ce 9 mars, jour de soleil froid, le ciel de Paris étincelait. Elle, dans la pénombre, sur son lit, recrachée par l’hôpital après un mois de soins, faisait la morte sans l’être tout à fait. « Elle n’avait presque plus de corps, 40 kilos, peut-être, souffle Jacques, assis sur le canapé du salon. Elle ne pouvait plus manger, se lever. Il n’y avait plus que sa tête qui marchait, jusqu’au bout. Encore un jour avant sa mort, devant la télé, elle répondait à Questions pour un champion mieux que les candidats. »

C’est idiot, quand l’hôpital l’a relâchée, en février, Jacques a pensé que les choses iraient mieux. « Trois jours avant la sortie, ils m’avaient dit: « On va pouvoir vous la rendre. » C’est tout. Et, quand on sort de l’hôpital, c’est qu’on est sur la bonne voie, non ? » sourit-il faiblement. Blanche y avait été admise en urgence un mois plus tôt, en janvier. Le couple revenait tout juste des Etats-Unis, où il était allé rendre visite à l’un de ses fils. Fatiguée, déjà, elle avait marché une dernière fois sur le fil des petits bonheurs en famille, mamie gâteau, joueuse. En rentrant, assaillie de douleur, elle ne pouvait plus poser un pied par terre. Le cancer du poumon, diagnostiqué deux ans plus tôt et enrayé par des chimiothérapies successives, avait décidé de faire son nid dans tous ses vaisseaux.
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Au retour de l’hôpital, donc, en février, Jacques a appelé la cancérologue pour reprendre rendez-vous. Il n’y aura plus de rendez-vous, a gentiment répondu la cancérologue. C’est comme ça qu’il a compris.

Le vieil homme a raccroché comme un funambule, au milieu de son salon aux teintes pastel. Il est allé voir Blanche dans la chambre. Elle dormait. Ses 84 ans et ses cheveux gris n’avaient pas altéré l’épure de son visage, empli d’ombres, ni la transparence de sa peau. Blanche… Rien ni personne ne lui avait jamais dicté ses actes… Elle avait adhéré à l’Association pour le droit à mourir dans la dignité (ADMD) vingt ans auparavant, comme lui. Ils l’avaient fait ensemble. Ils ont toujours tout fait ensemble. Les voyages, les brocantes, les bric-à-brac, pour farfouiller, dénicher la gravure de leurs rêves, eux qui aimaient les lignes simples, calmes, ciselées.
A 20 ans, elle avait ressuscité son existence

Il l’avait rencontrée à 20 ans, à l’âge où l’on embrasse la vie, où lui s’était retrouvé « seul au monde », fils unique de deux déportés disparus dans les fumées d’Auschwitz. Blanche a ressuscité son existence. Ils se sont mariés en 1950. Elle lui a donné cinq beaux enfants, ils ont eu douze petits-enfants. Et, maintenant, elle était là, au bord de la tombe, dans cette chambre décorée de dessins de Venise où ils avaient dormi, côte à côte, plus de trente ans.

Elle attendait. Elle attendait, dans la fadeur immobile et obsessionnelle des jours qui se suivent, avec ce regard bleu clair, aigu, de celle qui ne veut pas se laisser surprendre. L’infirmière arrivait à 8 heures le matin. Blanche levait les bras pour être déshabillée, lavée, rhabillée, elle avalait, quand elle le pouvait, sa purée Blédina. On la mettait dans le fauteuil roulant. La nuit, elle allumait la lumière pour appeler Jacques, qui dormait dans la chambre d’à côté. Il n’avait pas voulu de garde de nuit. Alors, dans le noir, elle allumait une fois, deux fois, trois fois. Et elle attendait, les mains posées sur les draps à regarder devant elle. Elle attendait de ne plus attendre.

Jacques le savait. Il a fait venir le médecin traitant, et il lui a demandé, à demi-mot : « Est-il bien nécessaire de prolonger, docteur…? » Le docteur a répondu, en termes clairs: hors de question de pratiquer une euthanasie. Il a prescrit de la morphine, pour atténuer les souffrances qui traversaient le corps de Blanche, des hanches à l’estomac, et du Rivotril, pour l’endormir. C’est ce qu’on appelle la sédation palliative, autorisée par la loi Leonetti (1). « Elle devenait vaseuse, ça pouvait durer des semaines… », soupire Jacques.

C’était une décision épouvantable. Mais il fallait la prendre…

Alors, un matin, environ dix jours après son retour de l’hôpital, Blanche a appelé son mari. Et, les yeux grands ouverts, elle a articulé: « Je veux que tu appelles l’ADMD. » C’était le nom de code. Le signal.

« Je m’y attendais, même si j’ai retardé le moment d’appeler, dit-il, les yeux rivés au tapis. Je devais appeler l’ADMD non pas pour qu’elle aide ma femme à mourir, cette association ne sert pas à ça, mais pour me donner une adresse en Suisse, où, là, on pourrait sans doute nous aider… »
« Ce sera irréversible, en êtes-vous bien consciente ? »

Pendant une semaine, Jacques tourne autour de son téléphone. Il n’en parle à personne. Pendant une semaine, Blanche lui demande: « Tu as appelé l’ADMD? » La camisole de ce corps usé le met au désespoir, autant que son choix: « C’était une décision épouvantable. Mais il fallait la prendre… » Il finit donc par appeler, et par rencontrer une déléguée de l’ADMD, qui lui donne l’adresse d’associations en Suisse et en Belgique.

Mais Blanche n’est plus transportable. Alors Jacques demande l’impossible… De fil en aiguille, d’appel en appel, il réussit à se procurer une fiole de pentobarbital de sodium. Le produit qu’on utilise, en France, pour piquer les chiens dans les cliniques vétérinaires et, en Suisse et en Belgique, pour aider les gens à mourir dans le cadre du « suicide assisté », sur prescription du médecin et sur la base d’un dossier médical étayé. Avec un accompagnateur formé, et à condition, surtout, que la personne soit capable elle-même de formuler la demande de mourir et de prendre le produit.

Mais Jacques ne se sent pas le courage de rester seul face au vertige. Comment aider sa femme à se tuer ? Un ami l’aide alors à trouver un généraliste compatissant, qui vient et revient voir Blanche, pour s’assurer de sa volonté. La première fois, de son lit, elle lui serre la main: « Aidez-moi, s’il vous plaît, je veux partir. » Lui, chaque fois, lui murmure: « Je vous donnerai un produit qui vous endormira. C’est bien ce que vous voulez, mourir? – Oui. – Ce sera irréversible, en êtes-vous bien consciente? – Oui. » Blanche a toujours répondu : « Oui », « oui », « oui. »

« Chérie, on a pris rendez-vous… » C’est comme ça que Jacques le lui a dit.

9 mars, 21 heures. « L’infirmière à domicile partait à 19 heures, il ne fallait aucun témoin…, se souvient-il, en enfonçant ses mains dans le canapé. C’est compliqué d’avoir l’impression de transgresser la loi, alors qu’on ne veut que le bien de la personne qu’on aime… » C’est compliqué de se lever en sachant que sa femme va mourir ce soir-là.

Jacques est resté de longues heures dans leur chambre. Moments sans paroles, chuchotis avec elle, si pâle, si lucide. Vers 19 h 30, le médecin est arrivé. Ils se sont assis à côté d’elle, sur le lit. Les enfants de Jacques et Blanche, qui ne se sont pas opposés au choix de leur mère, n’ont pas voulu y assister.

Le médecin a reposé la question à Blanche. « Vous savez pourquoi je suis là… Etes-vous d’accord ? » « Oui », a-t-elle encore répondu d’une voix si basse qu’elle semblait déjà appartenir au silence, tout en regardant Jacques. Le médecin a mélangé la potion amère à de l’eau. Il a suffi de 4 grammes, au lieu de 10 pour une personne normale. Blanche a avalé le liquide à petites gorgées. Ses traits se sont détendus, ses deux yeux se sont fermés, son souffle s’est éteint.

Etre obligé d’aller chercher du produit pour piquer les chiens!

Brutalement, instinctivement, Jacques s’est précipité, en larmes, sur le lit pour s’allonger à côté d’elle, comme pour retenir sa tiédeur qu’il cherche encore, huit mois plus tard, en froissant les draps de ses mains quand il se réveille au creux de la nuit. Le lendemain matin, il a appelé le médecin habituel, qui a signé le certificat, sans poser de question.

Le secret n’a jamais quitté le noyau familial. Seuls les enfants savent. Parce que ce « geste d’amour » n’appartient qu’à leur père. Parce que c’est illégal. En France, on est contre la mort douce, chez soi, s’étrangle-t-il, colère rentrée. « On préfère laisser mourir une personne sur deux à l’hôpital, seule la plupart du temps, mais en règle avec la loi! Etre obligé d’aller chercher du produit pour piquer les chiens! Mais pourquoi un texte ne laisse-t-il pas la possibilité de choisir à ceux qui le veulent et qui, comme moi, ne croient pas en Dieu? » Pour ses enfants, il a d’ailleurs écrit sa volonté: « Si ma situation physique le nécessite, je veux que l’on recoure à une euthanasie. » Avec ou sans loi. Comme la femme qu’il aimait.

(1) Votée en 2005, la loi Leonetti interdit de donner délibérément la mort à autrui, mais instaure un droit au « laisser mourir », proscrivant l’acharnement thérapeutique. Le malade, s’il est en état, peut demander la limitation ou l’arrêt du traitement. Sinon, le médecin prend la décision après avoir recherché quelle pouvait être la volonté du patient, consulté la famille ou un proche et respecté une procédure collégiale.

Delphine Saubaber