“Souviens-toi des humiliations, de la honte, de ce sentiment d’impuissance, de la soumission, de ces heures à attendre de grandir, de ces heures à attendre ta liberté, souviens-toi des barreaux de tes prisons.

Souviens-toi de la maladie, cette enclume dans ton crâne, ces hurlements aphones, ces frissons continus, ces nausées, ces douleurs sans évasion.

Souviens-toi de ces détresses qui te font entendre le souhait d’en finir, de ces chagrins qui t’ouvraient les portes de l’enfer.

Souviens-toi de ces déserts que tu as traversés, ces poignards dans ton cœur, souviens-toi de ces matins où la vie revenait, de ces vagues que tu as été seul à avoir le courage de surfer.

Souviens-toi de cette peur de te lancer, de la déception de tes échecs, de l’ivresse de tes réussites, souviens-toi des premiers baisers.

Souviens-toi, immerge-toi, nourris-toi mais ne te mens pas. Personne n’a jamais rien pu faire pour toi. Personne n’a pu traverser à ta place, personne n’a pu remplir ta solitude, personne n’a pu prendre ta part de terreur et personne n’a pu prendre ta part d’émerveillement.

Des êtres ont pu te permettre de reculer l’échéance, mais tu sais comme moi que la montagne est réapparue et qu’il a fallu un jour la gravir par tes propres moyens.

Personne n’est là pour toi, tu es seul, tu marches seul, tu hurles seul et tu jouis seul. Même ces instants d’éternité, ces instants de fusion, ces instants de communion, si tu replonges en eux, si tu reviens en toi, tu sais que ces instants étaient prodigieux mais que tu étais seul à les goûter, comme tu t’en es délecté.
Il en va de même pour tes descentes aux enfers, tu étais seul devant l’inacceptable, tu étais seul devant l’inentendable, seul à devoir traverser dans le noir, seul devant ces cercueils, seul devant tes deuils, seul à sentir ces hémorragies dans tes tripes, seul dans ton lit incapable de fermer les yeux.

Si tu te projettes sur ton lit de mort tu te verras seul. Tu te verras seul à l’aube du voyage, tu te verras seul à devoir aller vers toi, seul à quitter ce monde pour un autre, seul à devoir une fois de plus faire ce pas dans le vide.

Ta volonté de te cacher cette vérité racine t’handicape.
Ta peur de te reconnaître seul face à l’éternité, ta peur de mourir te fait oublier que tu marches seul dans le noir depuis toujours et que tu vis.
Tu as toujours su le faire, tu es un funambule de l’inconnu, ton art est celui de te féconder, ton art est celui de peindre de ta grâce ces paysages inconnus que tu ne cesses de mettre en lumière.

Combien de fois es-tu tombé ? Combien de fois t’es-tu relevé ? Et tu voudrais encore avoir peur de mourir ?

Tu te moques de toi. Tu te méprises, tu te nies, tu t’insultes, tu t’oublies. Mais ta puissance est sans limite. Tu n’as pas cessé de te réinventer, tu n’as pas cessé de t’adapter, tu es glorieux.

Ta noblesse n’a d’égal que ton déni. Tu es un roi qui a déserté son royaume. Un roi amnésique, un gagnant du Loto qui n’a pas le courage d’encaisser ses gains.

Que te faut-il de plus ? Combien d’épreuves pour honorer ta dignité ? Combien d’épreuves pour étancher ta soif de mérite ? Combien de nouveaux bourreaux, combien de nouvelles victimes, combien de nouveaux mensonges ?

Reconnais ta solitude éternelle et ma présence ne pourra plus être envisagée comme une échappatoire. Ces échappatoires que tu as tentées d’emprunter mille fois sans jamais réussir à me rencontrer.

Souviens-toi comme je t’ai toujours déçu.

Souviens-toi comme les espoirs que tu as posés en moi t’ont toujours éclaté au visage.

Souviens-toi des massacres engendrés par nos tentatives de nous sauver.

Souviens-toi que je ne peux rien pour toi, que c’est mon plus beau présent, je ne peux que te renvoyer à toi, je ne peux que réveiller ta responsabilité, je ne peux que féconder ta créativité.

Ta solitude est une bénédiction, elle est ta particularité, en elle se trouve ton trésor. Ta solitude est ton lien aux autres, le temple de ton inspiration, la source de tes créations.

L’écoute, le respect, l’allégeance à ce qui vit au fond de toi me permet de me rencontrer. Ta loyauté à ta vérité me montre qui je suis.

Ta sensibilité est belle, ta fragilité est puissante. »

Romain Delaire