Avant de clarifier la compréhension que nous pouvons avoir de la quête du bonheur, il convient d’explorer la nature même de cette expérience que nous nommons « bonheur ». Si nous tentons de la qualifier, les mots qui viennent à l’esprit sont : joie, contentement, satisfaction, détente, paix, lumière, transparence, ouverture.

Ils désignent tous un état particulier, connu par chacun, et qui est ardemment recherché à travers les multiples expériences de l’existence.

Compte tenu que cet état est généralement ressenti de manière intermittente, il est naturel que le mental le mette en relation avec les circonstances qui l’accompagnent.

De ce fait, un attachement s’installe avec ces circonstances qui cherchent alors à être maintenues ou reproduites.

Mais ces circonstances ne se laissent pas reproduire facilement, et s’accompagnent souvent d’un amoindrissement de l’expérience ressentie à leur contact. C’est le phénomène d’épuisement, bien connu des adeptes de substances « nirvaniques ».

Chaque déception, quant à la quête de cette expérience de bonheur, se traduit par un sentiment douloureux de désappointement, de manque et de frustration.

La vie nous enseigne ainsi que dès que nous nous attachons à une expérience, quelle qu’en soit sa nature, cette expérience vient à nous quitter et à perdre son attrait enchanteur.

Les expériences successives de l’existence apparaissent donc comme une suite ininterrompue de satisfaction transitoire et d’insatisfaction également transitoire.

Le mental continue ainsi sa course, recherchant sans cesse un nouvel objet à quoi s’accrocher, susceptible de renouveler l’expérience paradisiaque du bonheur et de la complétude.

On en vient même à se rendre compte que la vie ne fait que nous enseigner là où le bonheur n’est pas, rétrécissant ainsi à la manière d’une peau de chagrin le champ d’investigation dans lequel le mental va chercher à puiser les expériences auxquelles il aspire.

De joie temporaire en déception temporaire, le vécu oscille ainsi de manière chaotique, à la manière de montagnes russes qui mettraient en avant un appât exquis pour mieux pouvoir le retirer de la bouche avide.

Nous pourrions ainsi nous en arrêter là pour décrire le cheminement de l’être humain plongé dans l’expérience terrestre.

Mais ce serait ne pas tenir compte de l’aspiration profonde à une permanence, qui gît comme un secret désir dans le cœur de chacun.

Un bonheur permanent qui ne s’éteindrait jamais ! En voici un bel appât qui constitue une nouvelle occasion au mental de tenter de saisir ce qui lui échappe toujours.

Le mythe du nirvana exquis est ainsi construit et devient alors l’objectif d’un moi tendu vers l’extase de la dissolution de lui-même.

Car, en effet, c’est à une lente « désintégration » qu’assiste le regard attentif du chercheur motivé. Une désintégration de tout ce qui constitue ce que je pense être « moi », et donc ce que je pense être le « monde » et les « autres ».

Lorsque le regard du dedans s’éveille, signe que le regard du dehors a épuisé ses charmes, il est vu que l’expérience du bonheur ne se trouve pas dans l’accumulation, mais dans la disparition de moi-même. C’est en fait une sorte de suicide déguisé que le regard contemple, autodestruction programmée du moi qui se cherche lui-même.

L’absence de soi-même serait ainsi l’apogée du bonheur recherché, une forme particulière d’extase dans laquelle « je » est absent.

Si « je » est absent, à qui donc profite « le crime » ?

Si un quelqu’un reste encore dans la maison, cela signifie donc qu’un moi secret, inapparent car caché derrière le regard, se maintient dans l’illusion du bonheur accompli.

Ce moi devient alors lui-même l’objet d’une investigation attentive, qui amène le regard à être absorbé dans ce qui est plus vaste que lui-même, la conscience. Ce mot qui, par nature, contient sa propre limite, désigne donc cela qui n’a pas de limite, le dépositaire du bonheur parfait, dans lequel la notion de moi est complètement absente.

Le bonheur sans moi serait-il ainsi le véritable bonheur ?

On peut en effet qualifier ainsi l’expérience de l’unité de l’être, complétude silencieuse en laquelle les notions d’avant, d’après, de pendant et d’ensuite sont totalement absentes.

Le temps ici n’a plus d’existence.

L’intemporalité règne.

C’est la demeure du silence, joie sans fard d’un absolu devenu réalité.

Un texte destiné à la revue Recto-Verseau de décembre 2005,
consacrée au thème « Vivre dans le bonheur »

Jean-marc Mantel